Il avait cet air serein et confiant que je lui avais toujours connu. C’était un homme que je n’avais jamais vu douter : charismatique, sûr de lui, il se dégageait de sa seule présence une autorité naturel e. Il al ait sur ses soixante-sept ans et il avait belle al ure, avec sa grande tignasse argentée toujours bien en place, des épaules larges et un corps puissant qui témoignait de sa longue pratique de la boxe. C’était un boxeur, et c’est justement au travers de ce sport que je pratiquais moi-même assidûment que nous avions sympathisé à l’université de Burrows.
Les liens qui m’unissaient à Harry, et sur lesquels je reviendrai un peu plus loin dans ce récit, étaient puissants. Il était entré dans ma vie au cours de l’année 1998, lorsque j’intégrai l’université de Burrows, Massachusetts. À cette époque, j’avais vingt ans et lui cinquante-sept. Il y avait alors une quinzaine d’années qu’il faisait les beaux jours du département de littérature de cette modeste université de campagne à l’atmosphère paisible et peuplée d’étudiants sympathiques et polis. Avant cela, je connaissais Harry-Quebert-le-grand-écrivain de nom, comme tout le monde : à Burrows je fis la rencontre de Harry-tout-court, celui qui al ait devenir l’un de mes plus proches amis malgré notre différence d’âge et qui allait m’apprendre à devenir écrivain. Lui-même avait connu la consécration au milieu des années 1970, lorsque son second livre, Les Origines du mal, s’était vendu à quinze millions d’exemplaires, lui valant le Booker Prize et le National Book Award, les deux prix littéraires les plus prestigieux du pays. Depuis, il publiait à un rythme régulier et tenait une chronique mensuelle très suivie dans le Boston Globe. C’était l’une des grandes figures de l’intelligentsia américaine : il donnait de nombreuses conférences, il était souvent sol icité pour des événements culturels majeurs; son avis sur les questions politiques comptait. Il était un homme très respecté, l’une des fiertés du pays, ce que l’Amérique pouvait produire de mieux. En al ant passer quelques semaines chez lui, j’espérais qu’il parviendrait à me transformer en écrivain à nouveau et à m’apprendre comment traverser le gouffre de la page blanche. Je dus cependant constater que, si Harry trouvait ma situation certes difficile, il ne la considérait pas pour autant comme anormale. « Les écrivains ont des trous parfois, ça fait partie des risques du métier, m’expliqua-t-il. Mettez-vous au travail, vous verrez, ça va se débloquer tout seul. » Il m’instal a dans son bureau du rez-de-
chaussée, là où lui-même avait écrit tous ses livres, dont Les Origines du mal. J’y passai de longues heures, à essayer d’écrire à mon tour, mais je restais surtout absorbé par l’océan et la neige de l’autre côté de la fenêtre. Lorsqu’il venait m’apporter du café ou quelque chose à manger, il regardait ma mine désespérée et essayait de me remonter le moral. Un matin, il finit par me dire :
- Ne faites pas cette tête, Marcus, on dirait que vous allez mourir.
- C’est assez proche…
- Allons, soyez tracassé par la marche du monde, par la guerre en Irak, mais pas par de misérables bouquins… c’est encore trop tôt. Vous êtes navrant, vous savez : vous faites toute une histoire parce que vous avez de la peine à vous remettre à écrire trois lignes. Voyez plutôt les choses en face : vous avez écrit un livre formidable, vous êtes devenu riche et célèbre, et votre deuxième livre a un peu de peine à sortir de votre tête. Il n’y a rien d’étrange ni d’inquiétant à cette situation…
- Mais vous… Vous n’avez jamais eu ce problème ?
Il éclata d’un rire sonore.
- La page blanche ? Vous plaisantez ? Mon pauvre ami, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer !
- Mon éditeur dit que si je n’écris pas un nouveau livre maintenant, je suis fini.
- Vous savez ce qu’est un éditeur ? C’est un écrivain raté dont le papa avait suffisamment de fric pour qu’il puisse s’approprier le talent des autres. Vous verrez, Marcus, tout va très vite rentrer dans l’ordre. Vous avez une sacrée carrière devant vous. Votre premier livre était remarquable, le second sera encore meil eur. Ne vous en faites pas, je vais vous aider à retrouver l’inspiration.
Je ne puis pas dire que ma retraite à Aurora me rendit mon inspiration, mais elle me fit indéniablement du bien. À Harry aussi, qui, je le savais, se sentait souvent seul : c’était un homme sans famil e et sans beaucoup de distractions. Ce furent des jours heureux. Ce furent, en fait, nos derniers jours heureux ensemble. Nous les passâmes à faire de longues balades au bord de l’océan, à réécouter les grands classiques de l’opéra, à arpenter les pistes de ski de fond, à écumer les événements culturels locaux et à organiser des expéditions dans les supermarchés de la région, à la recherche de petites saucisses cocktail vendues au profit des vétérans de l’armée américaine et dont Harry raffolait, considérant qu’el es justifiaient à elles seules l’intervention militaire en Irak. Nous allions aussi fréquemment déjeuner au Clark’s, y boire des cafés pendant des après-midi entières et disserter de la vie comme nous le faisions à l’époque où j’étais son étudiant. Tout le monde à Aurora connaissait et respectait Harry, et depuis le temps, tout le monde me connaissait également. Les deux personnes avec qui j’avais le plus d’affinités étaient Jenny Dawn, la patronne du Clark’s, et Erne Pinkas, le bibliothécaire municipal bénévole, très proche de Harry, et qui venait parfois à Goose Cove en fin de journée pour boire un verre de scotch. Je me rendais moi-même tous les matins à la bibliothèque pour lire le New York Times. Le premier jour, j’avais remarqué qu’Erne Pinkas avait mis un exemplaire de mon livre sur un présentoir bien en évidence. Il me l’avait montré fièrement en me disant : « Tu vois, Marcus, ton bouquin est à la première place. C’est le livre le plus emprunté depuis une année. À quand le prochain ? - À vrai dire, j’ai un peu de peine à le commencer. C’est pour ça que je suis ici. - Ne t’en fais pas. Tu vas trouver une idée géniale, j’en suis sûr. Quelque chose de très accrocheur. - Comme quoi ? - J’en sais trop rien, c’est toi l’écrivain. Mais il faut
trouver un thème qui passionne les foules. »
Au Clark’s, Harry occupait la même table depuis trente ans, la numéro 17, sur laquel e Jenny avait fait visser une plaque en métal avec l’inscription suivante : C’est à cette table que durant l’été
1975 l’écrivain Harry Quebert a rédigé
son célèbre roman Les Origines du mal
Je connaissais cette plaque depuis toujours, mais je n’y avais jamais vraiment prêté attention. Ce n’est que lors de ce séjour que je me mis à m’y intéresser de plus près, la contemplant longuement. Cette suite de mots gravés dans le métal m’obséda bientôt : assis à cette misérable table de bois collante de graisse et de sirop d’érable, dans ce diner d’une petite ville du New Hampshire, Harry avait écrit son immense chef-d’œuvre, celui qui avait fait de lui une légende de la littérature. Comment lui était venue une telle inspiration ? Moi aussi je voulais me mettre à cette table, écrire et être frappé par le génie. Je m’y installai d’ailleurs, avec papiers et stylos, pendant deux après-midi consécutives. Mais sans succès. Je finis par demander à Jenny :
- Alors quoi, il s’asseyait à cette table et il écrivait ?
Elle hocha la tête :
- Toute la journée, Marcus. Toute la sainte journée. Il ne s’arrêtait jamais. C’était l’été 1975, je m’en rappelle bien.
- Et quel âge avait-il en 1975 ?
- Ton âge. Trente ans à peu près. Peut-être quelques années de plus.
Je sentais une espèce de fureur bouillonner à l’intérieur de moi : moi aussi je voulais écrire un chef-d’œuvre, moi aussi je voulais écrire un livre qui deviendrait une référence. Harry s’en rendit compte lorsque, après quasiment un mois de séjour à Aurora, il réalisa que je n’avais toujours pas écrit la moindre ligne. La scène se déroula début mars, dans le bureau de Goose Cove où j’attendais l’Illumination divine et où il entra, ceint d’un tablier de femme, pour m’apporter des beignets qu’il venait de frire.
- Ça avance ? me demanda-t-il.
- J’écris un truc grandiose, répondis-je en lui tendant le paquet de feuil es que le bagagiste cubain m’avait refilé trois mois plus tôt.
Il posa son plateau et s’empressa de les regarder avant de comprendre que ce n’était que des pages blanches.
- Vous n’avez rien écrit ? Depuis trois semaines que vous êtes là, vous n’avez rien écrit ?
Je m’emportai :
- Rien ! Rien ! Rien de valable ! Que des idées de mauvais roman !
- Mais bon Dieu, Marcus, qu’est-ce que vous voulez écrire si ce n’est pas un roman ?
Je répondis sans même réfléchir :
- Un chef-d’œuvre ! Je veux écrire un chef-d’œuvre !
- Un chef-d’œuvre ?
- Oui. Je veux écrire un grand roman, avec de grandes idées ! Je veux écrire un livre qui marquera les esprits.
Harry me contempla un instant et éclata de rire :
- Votre ambition démesurée m’emmerde, Marcus, ça fait longtemps que je vous le dis. Vous allez devenir un très grand écrivain, je le sais, j’en suis persuadé depuis que je vous connais. Mais vous voulez savoir quel est votre problème : vous êtes beaucoup trop pressé ! Quel âge avez-vous exactement ?
- Trente ans.
- Trente ans ! Et vous voulez déjà être une espèce de croisement entre Saul Bel ow et Arthur Miller ? La gloire viendra, ne soyez pas trop pressé. Moi-même, j’ai soixante-sept ans et je suis terrifié : le temps passe vite, vous savez, et chaque année qui s’écoule est une année de moins que je ne peux plus rattraper. Que croyiez-vous, Marcus ? Que vous al iez pondre comme ça un second bouquin ? Une carrière, ça se construit, mon vieux. Quant à écrire un grand roman, pas besoin de grandes idées : contentez-vous d’être vous-même et vous y arriverez certainement, je ne me fais pas de souci pour vous. J’enseigne la littérature depuis vingt-cinq ans, vingt-cinq longues années, et vous êtes la personne la plus brillante que j’aie rencontrée.
- Merci.
- Ne me remerciez pas, c’est la simple vérité. Mais ne venez pas geindre ici comme une mauviette parce que vous n’avez pas encore reçu le Nobel, nom de Dieu…