C’est ainsi que le jeudi suivant, furieux, j’empruntai la voiture de Jared et me rendis à la salle de boxe que Harry m’avait indiquée. C’était un vaste hangar, en pleine zone industriel e. Un endroit effrayant, avec beaucoup de monde à l’intérieur, l’air empestait la sueur et le sang. Sur le ring central, un combat d’une rare violence faisait rage, et les nombreux spectateurs agglutinés jusque contre les cordes poussaient des hurlements de bêtes. J’avais peur, j’avais envie de fuir, de m’avouer vaincu, mais je n’en eus même pas l’occasion : un Noir colossal, dont j’appris qu’il était le propriétaire de la salle, se pointa devant moi. « C’est pour boxer, whitey ? » me demanda-t-il. Je répondis que oui et il m’envoya me changer dans le vestiaire. Un quart d’heure plus tard, j’étais sur le ring, face à lui, pour un combat en deux rounds.
Je me souviendrai toute ma vie de la dérouil ée qu’il m’infligea ce soir-là, tant je crus que j’al ais mourir. Je me fis littéralement massacrer, sous les vivats sauvages de la salle enchantée de voir le gentil petit étudiant blanc-bec venu de Newark se faire briser les pommettes. Malgré mon état, je mis un point d’honneur à tenir jusqu’au terme du temps réglementaire, question de fierté, attendant le coup de gong final pour m’écrouler au sol, K-O. Lorsque je rouvris les yeux, complètement sonné mais remerciant le Ciel de ne pas être mort, je vis Harry penché au-dessus de moi, avec une éponge et de l’eau.
- Harry ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
Il me tamponna délicatement le visage. Il souriait.
- Mon petit Marcus, vous avez une paire de couilles qui dépasse l’entendement : ce type doit faire soixante livres de plus que vous… Vous avez livré un combat magnifique. Je suis très fier de vous.
J’essayai de me relever, il m’en dissuada.
- Ne bougez pas comme ça, je crois que vous avez le nez cassé. Vous êtes un type bien, Marcus. Je m’en doutais mais vous venez de me le prouver. En livrant ce combat, vous venez de me prouver que les espoirs que je fonde en vous depuis le jour de notre rencontre ne sont pas vains. Vous venez de démontrer que vous êtes capable de vous affronter vous-même et de vous dépasser. Désormais, nous allons pouvoir devenir amis. Je voulais vous dire : vous êtes la personne la plus brillante que j’aie rencontrée ces dernières années et il ne fait aucun doute que vous deviendrez un grand écrivain. Je vous y aiderai.
C’est donc après l’épisode de la raclée monumentale de Lowell que notre amitié débuta véritablement et que Harry Quebert, mon professeur de littérature la journée, devint Harry tout court, mon partenaire de boxe le lundi soir, et mon ami et mon maître
certains après-midi de congé où il m’apprenait à devenir un écrivain. Cette dernière activité avait lieu en règle générale les samedis. Nous nous retrouvions dans un diner proche du campus, et, installés à une grande table où nous pouvions étaler livres et feuillets, il relisait mes textes et me donnait des conseils, m’incitant à toujours recommencer, à ne jamais cesser de repenser mes phrases. « Un texte n’est jamais bon, me disait-il. Il y a simplement un moment où il est moins mauvais qu’avant. » Entre nos rendez-vous, je passais des heures, dans ma chambre, à travailler et retravailler encore mes textes. Et c’est ainsi que moi qui avais toujours survolé la vie avec une certaine aisance, moi qui avais toujours su tromper le monde, je tombai sur un os, mais quel os ! Harry Quebert en personne, qui fut la première et la seule personne à me confronter à moi-même.
Harry ne se contenta pas de m’apprendre à écrire : il m’apprit à m’ouvrir l’esprit.
Il m’emmena au théâtre, à des expositions, au cinéma. À l’Opéra de Boston aussi; il disait qu’un opéra bien chanté pouvait le faire pleurer. Il considérait que lui et moi, nous nous ressemblions beaucoup, et il me racontait souvent sa vie passée d’écrivain. Il disait que l’écriture avait changé sa vie et que cela s’était passé dans le milieu des années 1970. Je me rappelle qu’un jour où nous nous rendions près de Teenethridge pour écouter une chorale de retraités, il m’avait ouvert les tréfonds de sa mémoire. Il était né en 1941 à Benton, dans le New Jersey, d’une mère secrétaire et d’un père médecin dont il avait été le fils unique. Je crois qu’il avait été un enfant tout à fait heureux et qu’il n’y a pas grand-chose à raconter à propos de ses jeunes années. À
mes yeux, son histoire commençait véritablement à la fin des années 1960 lorsque, après avoir terminé des études de lettres à l’université de New York, il trouva un emploi de prof de littérature dans un lycée du Queens. Mais il se sentit rapidement à l’étroit dans les salles de classe; il n’avait qu’un seul rêve, qui l’habitait depuis toujours : celui d’écrire. En 1972, il publia un premier roman, dont il avait espéré beaucoup, mais qui n’avait rencontré qu’un succès très confidentiel. Il avait alors décidé de franchir une nouvelle étape. « Un jour, m’avait-il expliqué, j’ai sorti mes économies de la banque et je me suis lancé : je me suis dit qu’il était temps d’écrire un fichtrement bon bouquin, et je me suis mis à la recherche d’une maison sur la côte pour pouvoir passer quelques mois tranquilles et travailler en paix. J’ai trouvé une maison, à Aurora : j’ai immédiatement su que c’était la bonne. J’ai quitté New York à la fin mai 1975 et je me suis instal é dans le New Hampshire, pour ne plus jamais en repartir. Car le livre que j’écrivis cet été-là m’ouvrit les portes de la gloire : eh oui, Marcus, c’est cette année-là, en m’installant à Aurora, que j’écrivis Les Origines du Mal. Avec les droits j’ai racheté la maison, et j’y vis toujours. C’est un endroit sensationnel, vous verrez, il faudra que vous veniez à l’occasion… »
Je me rendis pour la première fois à Aurora au début janvier 2000, pendant les vacances universitaires de Noël. À ce moment-là, il y avait environ un an et demi que Harry et moi nous connaissions. Je me souviens que j’étais venu avec du vin pour lui et des fleurs pour sa femme. Harry, en voyant l’immense bouquet, me regarda avec un drôle d’air et me dit :
- Des fleurs ? Voilà qui est intéressant, Marcus. Avez-vous des confidences à me faire ?
- C’est pour votre femme.
- Ma femme ? Mais je ne suis pas marié.
Je réalisai alors que depuis tout ce temps que nous nous fréquentions, nous n’avions jamais parlé de sa vie intime : il n’y avait pas de Madame Harry Quebert. Il n’y avait pas de famille Harry Quebert. Il n’y avait que Quebert. Quebert tout seul. Quebert qui s’emmerdait chez lui au point de se lier d’amitié avec l’un de ses étudiants. Je compris cela surtout à cause de son frigidaire : peu après mon arrivée, alors que nous étions installés dans le salon, une pièce magnifique aux murs tapissés de boiseries et de bibliothèques, Harry me demanda si je voulais quelque chose à boire.
- Limonade ? me proposa-t-il.
- Volontiers.
- Il y en a un pichet dans le frigo, fait tout exprès pour vous. Allez donc vous servir, et apportez-m’en un grand verre également, merci.
Je m’exécutai. En ouvrant le frigo, je constatai qu’il était vide : il n’y avait à l’intérieur qu’un misérable pichet de limonade préparé avec soin, avec des glaçons en forme d’étoiles, des écorces de citron et des feuilles de menthe… c’était un frigo d’homme seul.
- Votre frigo est vide, Harry, dis-je en revenant dans le salon.
- Oh, j’irai faire des courses tout à l’heure. Veuillez-m’en excuser, je n’ai pas l’habitude de recevoir.
- Vous vivez seul ici ?
- Bien entendu. Avec qui voulez-vous que je vive ?
- Je veux dire : vous n’avez pas de famille ?
- Non.
- Pas de femme, ni d’enfants ?
- Rien.
- Une petite copine ?
Il sourit tristement :
- Pas de petite copine. Rien.
Ce premier séjour à Aurora me fit réaliser que l’image que j’avais de Harry était tronquée : sa maison du bord de mer était immense mais complètement vide. Harry L.
Quebert, vedette de la littérature américaine, professeur respecté, adulé par ses étudiants, charmeur, charismatique, élégant, boxeur, intouchable, devenait Harry tout court lorsqu’il rentrait chez lui, dans sa petite ville du New Hampshire. Un homme acculé, parfois un peu triste, qui aimait les longues promenades sur la plage, en bas de chez lui, et qui avait très à cœur de distribuer aux mouettes du pain sec qu’il gardait dans une boîte en fer-blanc frappée de l’inscription SOUVENIR DE ROCKLAND, MAINE. Et je me demandais ce qui avait bien pu se passer dans la vie de cet homme pour qu’il termine ainsi.
La solitude de Harry ne m’aurait pas tourmenté si notre amitié ne s’était pas mise à faire courir d’inévitables bruits. Les autres étudiants, ayant remarqué que j’entretenais une relation privilégiée avec lui, insinuèrent qu’entre Harry et moi, c’était de l’amour pédé. Un samedi matin, tracassé par les remarques de mes camarades, je finis par le lui demander de but en blanc :
- Harry, pourquoi êtes-vous toujours si seul ?
Il hocha la tête; je vis briller ses yeux.
- Vous essayez de me parler d’amour, Marcus, mais l’amour, c’est compliqué.
L’amour, c’est très compliqué. C’est à la fois la plus extraordinaire et la pire chose qui
puisse arriver. Vous le découvrirez un jour. L’amour, ça peut faire très mal. Vous ne devez pas pour autant avoir peur de tomber, et surtout pas de tomber amoureux, car l’amour, c’est aussi très beau, mais comme tout ce qui est beau, ça vous éblouit et ça vous fait mal aux yeux. C’est pour ça que souvent, on pleure après.