À partir de ce jour, je me mis à rendre régulièrement visite à Harry à Aurora.
Parfois, je venais de Burrows juste pour la journée, parfois j’y passais la nuit. Harry m’apprenait à devenir écrivain, et moi je faisais en sorte qu’il se sente moins seul. Et c’est ainsi que pendant les années qui suivirent et qui menèrent jusqu’au terme de mon cursus universitaire, je croisais à Burrows Harry Quebert, l’écrivain-vedette, et je côtoyais à Aurora Harry tout court, l’homme seul.
À l’été 2003, après cinq années passées à Burrows, j’obtins mon diplôme de littérature. Le jour de la remise des diplômes, après la cérémonie dans le grand amphithéâtre où je prononçai mon discours de major de promotion, où ma famille et des amis venus de Newark vinrent constater avec émotion que j’étais toujours le Formidable, je fis quelques pas avec Harry à travers le campus. Nous flânâmes sous les grands platanes, et le hasard de notre promenade nous mena jusqu’à la salle de boxe. Le soleil était radieux, c’était une journée magnifique. Nous fîmes un dernier pèlerinage à travers les sacs et les rings.
- C’est là que tout a commencé, dit Harry. Qu’allez-vous faire désormais ?
- Rentrer à New York. Écrire un livre. Devenir un écrivain. Tel que vous me l’avez appris. Écrire un grand roman.
Il sourit :
- Un grand roman ? Patience, Marcus, vous avez toute la vie pour cela. Vous reviendrez de temps en temps par ici, hein ?
- Bien sûr.
- Il y a toujours de la place pour vous à Aurora.
- Je sais, Harry. Merci.
Il me regarda et m’attrapa par les épaules.
- Les années ont passé depuis notre rencontre. Vous avez bien changé, vous êtes devenu un homme. J’ai hâte de lire votre premier roman.
Nous nous fixâmes longuement et il ajouta :
- Au fond, pourquoi voulez-vous écrire, Marcus ?
- Je n’en sais rien.
- Ce n’est pas une réponse. Pourquoi écrivez-vous ?
- Parce que j’ai ça dans le sang. Et que lorsque je me lève le matin, c’est la première chose qui me vient à l’esprit. C’est tout ce que je peux dire. Et vous, pourquoi êtes-vous devenu écrivain, Harry ?
- Parce qu’écrire a donné du sens à ma vie. Au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué, la vie, d’une manière générale, n’a pas de sens. Sauf si vous vous efforcez de lui en donner un et que vous vous battez chaque jour que Dieu fait pour atteindre ce but. Vous avez du talent, Marcus : donnez du sens à votre vie, faites souffler le vent de la victoire sur votre nom. Être écrivain, c’est être vivant.
- Et si je n’y arrive pas ?
- Vous y arriverez. Ce sera difficile, mais vous y arriverez. Le jour où écrire donnera un sens à votre vie, vous serez un véritable écrivain. D’ici là, surtout, n’ayez
pas peur de tomber.
C’est le roman que j’écrivis durant les deux années qui suivirent qui me propulsa au sommet. Plusieurs maisons d’édition proposèrent de m’en acheter le manuscrit, et, finalement, dans le courant de l’année 2005, je signai un contrat pour une jolie somme d’argent avec la prestigieuse maison d’édition new-yorkaise Schmid & Hanson, dont le puissant directeur Roy Barnaski, en homme d’affaires avisé, me fit signer un contrat global pour cinq ouvrages. Dès sa parution, à l’automne 2006, le livre connut un immense succès. Le Formidable du lycée de Felton devint un romancier célèbre et ma vie s’en trouva bouleversée : j’avais vingt-huit ans et j’étais désormais riche, connu et talentueux. J’étais loin de me douter que la leçon de Harry ne faisait que débuter.
27. Là où l’on avait planté des hortensias
“Harry, j’ai comme un doute sur ce que je suis en train d’écrire. Je ne sais pas si c’est bon. Si ça vaut la peine…
- Enfilez votre short, Marcus. Et allez courir.
- Maintenant ? Mais il pleut des cordes.
- Épargnez-moi vos jérémiades, petite mauviette. La pluie n’a jamais tué personne. Si vous n’avez pas le courage d’aller courir sous la pluie, vous n’aurez pas le courage d’écrire un livre.
- C’est encore un de vos fameux conseils ?
- Oui. Et celui-ci est un conseil qui s’applique à tous les personnages qui vivent en vous : l’homme, le boxeur et l’écrivain. Si un jour vous avez des doutes sur ce que vous êtes en train d’entreprendre, allez-y, courez. Courez jusqu’à en perdre la tête : vous sentirez naître en vous cette rage de vaincre. Vous savez, Marcus, moi aussi, je détestais la pluie avant…
- Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
- Quelqu’un.
- Qui ?
- En route. Partez maintenant. Ne revenez que lorsque vous serez épuisé.
- Comment voulez-vous que j’apprenne si vous ne me racontez jamais rien ?
- Vous posez trop de questions, Marcus. Bonne course.”
C’était un homme massif à l’air peu commode; un Afro-Américain avec des mains comme des battoirs, dont le blazer trop étroit trahissait un physique puissant et trapu. La première fois que je le vis, il pointa sur moi un revolver. Ce fut d’ailleurs la première personne à m’avoir jamais menacé avec une arme. Il entra dans ma vie le mercredi 18 juin 2008, jour où débuta véritablement mon enquête sur les assassinats de Nola Kel ergan et Deborah Cooper. Ce matin-là, après presque quarante-huit heures à Goose Cove, je décidai qu’il était temps pour moi d’affronter le trou béant qui avait été creusé à vingt mètres de la maison et que je m’étais contenté d’observer de loin jusqu’ici. Après m’être faufilé sous les banderoles de police, j’inspectai longuement ce terrain que je connaissais bien. Goose Cove était entouré par la plage et la forêt côtière et il n’y avait ni barrière, ni interdiction de passage pour délimiter la propriété. N’importe qui pouvait al er et venir et il n’était d’ailleurs pas rare d’apercevoir des promeneurs longeant la plage ou traversant les bois proches. Le trou se situait sur une parcelle herbeuse dominant l’océan, entre la terrasse et la forêt. En arrivant devant, des mil iers de questions se mirent à bouillonner dans ma tête, et notamment celle de savoir combien d’heures j’avais passé sur cette terrasse, dans le bureau de Harry, alors que le cadavre de cette fille dormait sous terre. Je pris des photos et même quelques vidéos avec mon téléphone portable, essayant d’imaginer le corps décomposé, tel que la police avait dû le trouver. Obnubilé par la scène de crime, je ne sentis pas la présence menaçante derrière moi. C’est en me retournant pour filmer la distance avec la terrasse que je vis qu’il y avait un homme, à quelques mètres de moi, qui me visait avec un revolver. Je hurlai :
- Ne tirez pas ! Ne tirez pas, bon sang ! Je suis Marcus Goldman ! Écrivain !
Il abaissa aussitôt son arme.
- C’est vous Marcus Goldman ?
Il rangea son pistolet dans un étui accroché à sa ceinture, et je remarquai qu’il portait un badge.