– jusqu’à ce que je rentre moi-même. Car à présent un cri de détresse m’appelle en hâte
loin de toi. Tu trouves aussi chez moi du miel nouveau, du miel de ruches dorées d’une fraîcheur glaciale : mange-le !
Mais maintenant prends bien vite congé de tes vaches, homme singulier et charmant !
Quoi qu’il puisse t’en coûter. Car ce sont tes meilleurs amis et tes maîtres de sagesse ! » –
« – À l’exception d’un seul que je leur préfère encore, répondit le mendiant volontaire.
Tu es bon toi-même et meilleur encore qu’une vache, ô Zarathoustra ! »
« Va-t’en, va-t’en ! Vilain flatteur ! s’écria Zarathoustra en colère, pourquoi veux-tu me
corrompre par toutes ces louanges et le miel de ces flatteries ?
« Va-t’en, va-t’en loin de moi ! » s’écria-t-il encore une fois en levant sa canne sur le
tendre mendiant : mais celui-ci se sauva en toute hâte.
L’ombre
Mais à peine le mendiant volontaire s’était-il sauvé, que Zarathoustra, étant de nouveau seul avec lui-même, entendit derrière lui une voix nouvelle qui criait : « Arrête-toi, Zarathoustra ! Attends-moi donc ! C’est moi, ô Zarathoustra, moi ton ombre ! » Mais Zarathoustra n’attendit pas, car un soudain dépit s’empara de lui, à cause de la grande foule qui se pressait dans ses montagnes. « Où s’en est allée ma solitude ? dit-il.
C’en est vraiment de trop ; ces montagnes fourmillent de gens, mon royaume n’est plus
de ce monde, j’ai besoin de montagnes nouvelles.
Mon ombre m’appelle ! Qu’importe mon ombre ! Qu’elle me coure après ! Moi – je me
sauve d’elle. »
Ainsi parlait Zarathoustra à son cœur en se sauvant. Mais celui qui était derrière lui le
suivait : en sorte qu’ils étaient trois à courir l’un derrière l’autre, d’abord le mendiant volontaire, puis Zarathoustra et en troisième et dernier lieu son ombre. Mais ils ne couraient pas encore longtemps de la sorte que déjà Zarathoustra prenait conscience de sa
folie, et d’un seul coup secouait loin de lui tout son dépit et tous son dégoût.
« Eh quoi ! s’écria-t-il, les choses les plus étranges n’arrivèrent-elles pas de tout temps chez nous autres vieux saints et solitaires ?
En vérité, ma folie a grandi dans les montagnes ! Voici que j’entends sonner, les unes
derrière les autres, six vieilles jambes de fous !
Mais Zarathoustra a-t-il le droit d’avoir peur d’une ombre ? Aussi bien, je finis par croire qu’elle a de plus longues jambes que moi. »
Ainsi parlait Zarathoustra, riant des yeux et des entrailles. Il s’arrêta et se retourna brusquement – et voici, il faillit ainsi jeter à terre son ombre qui le poursuivait : tant elle le serrait de près et tant elle était faible. Car lorsqu’il l’examina des yeux, il s’effraya comme devant l’apparition soudaine d’un fantôme : tant celle qui était à ses trousses était maigre, noirâtre et usée, tant elle avait l’air d’avoir fait son temps.
« Qui es-tu ? Demanda impétueusement Zarathoustra. Que fais-tu ici ? Et pourquoi t’appelles-tu mon ombre ? Tu ne me plais pas. »
« Pardonne-moi, répondit l’ombre, que ce soit moi ; et si je ne te plais pas, eh bien, ô
Zarathoustra ! je t’en félicite et je loue ton bon goût.
Je suis un voyageur, depuis longtemps déjà attaché à tes talons : toujours en route, mais
sans but, et aussi sans demeure : en sorte qu’il ne me manque que peu de chose pour être
l’éternel juif errant, si ce n’est que je ne suis ni juif, ni éternel.
Eh quoi ! Faut-il donc que je sois toujours en route ? Toujours instable, entraîné par le
tourbillon de tous les vents ? Ô terre, tu devins pour moi trop ronde !
Je me suis posé déjà sur toutes les surface ; pareil à de la poussière fatiguée, je me suis endormi sur les glaces et les vitres. Tout me prend de ma substance, nul ne me donne rien,
je me fais mince, – peu s’en faut que je ne sois comme une ombre.
Mais c’est toi, ô Zarathoustra, que j’ai le plus longtemps suivi et poursuivi, et, quoique je me sois caché de toi, je n’en étais pas moins ton ombre la plus fidèle : partout où tu te posais je me posais aussi.
À ta suite j’ai erré dans les mondes les plus lointains et les plus froids, semblable à un
fantôme qui se plait à courir sur les toits blanchis par l’hiver et sur la neige.
À ta suite j’ai aspiré à tout ce qu’il y a de défendu, de mauvais et de plus lointain : et
s’il est en moi quelque vertu, c’est que je n’ai jamais redouté aucune défense.
À ta suite j’ai bris ce que jamais mon cœur a adoré, j’ai renversé toutes les bornes et toutes les images, courant après les désirs les plus dangereux, – en vérité, j’ai passé une fois sur tous les crimes.