« LĂšve-toi, dit Zarathoustra, petite voleuse, petite paresseuse ! Comment ? Toujours sâĂ©tirer, bĂąiller, soupirer, tomber au fond des puits profonds ?
Qui es-tu donc ? Ă mon Ăąme ! » (Et en ce moment, il sâeffraya, car un rayon de soleil
tombait du ciel sur son visage.)
« à ciel au-dessus de moi, dit il avec un soupir, en se mettant sur son séant, tu me regardes ? Tu écoutes mon ùme singuliÚre ?
Quand boiras-tu cette goutte de rosée qui est tombée sur toutes les choses de ce monde,
â quand boiras-tu cette Ăąme singuliĂšre â quand cela, puits de lâĂ©ternitĂ© ! joyeux abĂźme de
midi qui fait frémir ! quand absorberas-tu mon ùme en toi ?
Ainsi parlait Zarathoustra et il se leva de sa couche au pied de lâarbre, comme dâune ivresse Ă©trange, et voici le soleil Ă©tait encore au-dessus de sa tĂȘte. On pourrait en conclure, avec raison, que ce jour-lĂ Zarathoustra nâavait pas dormi longtemps.
La salutation
Il Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs tard dans lâaprĂšs-midi, lorsque Zarathoustra, aprĂšs de longues recherches infructueuses et de vaines courses, revint Ă sa caverne. Mais lorsquâil se trouva en face dâelle, Ă peine Ă©loignĂ© de vingt pas, il arriva ce Ă quoi il sâattendait le moins Ă ce moment : il entendit de nouveau le grand cri de dĂ©tresse. Et, chose Ă©trange ! Ă ce moment le cri venait de sa propre caverne. Mais câĂ©tait un long cri, singulier et multiple, et Zarathoustra distinguait parfaitement quâil se composait de beaucoup de voix : quoique, Ă distance, il ressemblĂąt au cri dâune seule bouche.
Alors Zarathoustra sâĂ©lança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui lâattendait aprĂšs ce concert ! Car ils Ă©taient tous assis les uns prĂšs des autres, ceux auprĂšs desquels il avait passĂ© dans la journĂ©e : le roi de droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant volontaire, lâombre, le consciencieux de lâesprit, le triste devin et lâĂąne ; le plus laid des hommes cependant sâĂ©tait mis une couronne sur la tĂȘte et avait ceint deux Ă©charpes de pourpre, â car il aimait Ă se dĂ©guiser et Ă faire le beau, comme tous ceux qui
sont laids. Mais au milieu de cette triste compagnie, lâaigle de Zarathoustra Ă©tait debout, inquiet et les plumes hĂ©rissĂ©es, car il devait rĂ©pondre Ă trop de choses auxquelles sa fiertĂ© nâavait pas de rĂ©ponse ; et le serpent rusĂ© sâĂ©tait enlacĂ© autour de son cou.
Câest avec un grand Ă©tonnement que Zarathoustra regarda tout cela ; puis il dĂ©visagea
lâun aprĂšs lâautre chacun de ses hĂŽtes, avec une curiositĂ© bienveillante, lisant dans leurs Ăąmes et sâĂ©tonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui Ă©taient rĂ©unis sâĂ©taient levĂ©s de
leur siĂšge, et ils attendaient avec respect que Zarathoustra prĂźt la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi :
« Vous qui dĂ©sespĂ©rez, hommes singuliers ! Câest donc votre cri de dĂ©tresse que jâai entendu ? Et maintenant je sais aussi oĂč il faut chercher celui que jâai cherchĂ© en vain aujourdâhui : lâhomme supĂ©rieur : â il est assis dans ma propre caverne, lâhomme supĂ©rieur ! Mais pourquoi mâĂ©tonnerais-je ! Nâest-ce pas moi-mĂȘme qui lâai attirĂ© vers moi par des offrandes de miel et par la maligne tentation de mon bonheur ?
Il me semble pourtant que vous vous entendez trĂšs mal, vos cĆurs se rendent moroses
les uns les autres lorsque vous vous trouvez rĂ©unis ici, vous qui poussez des cris de dĂ©tresse ? Il fallut dâabord quâil vĂźnt quelquâun, â quelquâun qui vous fĂźt rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette Ă©tourdie, quelque vieux fou :
â que vous en semble ?
Pardonnez-moi donc, vous qui dĂ©sespĂ©rez, que je parle devant vous avec des paroles aussi puĂ©riles, indignes, en vĂ©ritĂ©, de pareils hĂŽtes ! Mais vous ne devinez pas ce qui rend mon cĆur pĂ©tulant : â câest vous-mĂȘmes et le spectacle que vous mâoffrez, pardonnez-moi ! Car en regardant un dĂ©sespĂ©rĂ© chacun reprend courage. Pour consoler un dĂ©sespĂ©rĂ©
â chacun se croit assez fort.
Câest Ă moi-mĂȘme que vous avez donnĂ© cette force, â un don prĂ©cieux, ĂŽ mes hĂŽtes illustres ! Un vĂ©ritable prĂ©sent dâhĂŽtes ! Eh bien, ne soyez pas fĂąchĂ©s si je vous offre aussi de ce qui mâappartient.
Ceci est mon royaume et mon domaine : mais je vous lâoffre pour ce soir et cette nuit.
Que mes animaux vous servent : que ma caverne soit votre lieu de repos !
HĂ©bergĂ©s par moi, aucun de vous ne doit sâadonner au dĂ©sespoir, dans mon district je protĂšge chacun contre ses bĂȘtes sauvages. SĂ©curitĂ© : câest lĂ la premiĂšre chose que je vous offre !
La seconde cependant, câest mon petit doigt. Et si vous avez mon petit doigt, vous prendrez bientĂŽt la main tout entiĂšre. Eh bien ! Je vous donne mon cĆur en mĂȘme temps !
Soyez les bien-venus ici, salut à vous, mes hÎtes ! »
Ainsi parlait Zarathoustra et il riait dâamour et de mĂ©chancetĂ©. AprĂšs cette salutation ses hĂŽtes sâinclinĂšrent de nouveau, silencieusement et pleins de respect ; mais le roi de droite lui rĂ©pondit au nom de tous.
« Ă la façon dont tu nous as prĂ©sentĂ© ta main et ton salut, ĂŽ Zarathoustra, nous reconnaissons que tu es Zarathoustra. Tu tâes abaissĂ© devant nous ; un peu plus tu aurais
blessĂ© notre respect â :
â mais qui donc saurait comme toi sâabaisser avec une telle fiertĂ© ? Ceci nous redresse nous-mĂȘmes, rĂ©confortant nos yeux et nos cĆurs.
Rien que pour en ĂȘtre spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions voir ce qui rend clair des yeux troubles.
Et voici, dĂ©jĂ câen est fini de tous nos cris de dĂ©tresse. DĂ©jĂ nos sens et nos cĆurs sâĂ©panouissent pleins de ravissement. Il ne sâen faudrait pas de beaucoup que notre courage ne se mette en rage.
Il nây a rien de plus rĂ©jouissant sur la terre, ĂŽ Zarathoustra, quâune volontĂ© haute et forte. Une volontĂ© haute et forte est la plus belle plante de la terre. Un paysage tout entier est rĂ©confortĂ© par un pareil arbre.
Je le compare à un pin, Î Zarathoustra, celui qui grandit comme toi : élancé, silencieux,
dur, solitaire, fait du meilleur bois et du bois le plus flexible, superbe, â
â voulant enfin, avec des branches fortes et vertes, toucher Ă sa propre domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempĂȘtes et Ă tout ce qui est familier des hauteurs,
â rĂ©pondant plus fortement encore, ordonnateur, victorieux : ah ! qui ne monterait pas
sur les hauteurs pour contempler de pareilles plantes ?
Tout ce qui est sombre et manqué se réconforte à la vue de ton arbre, Î Zarathoustra, ton