lugubres, c’est encore au corps et à la terre qu’ils les ont empruntés !
Ils voulaient se sauver de leur misère et les étoiles leur semblaient trop lointaines. Alors ils se mirent à soupirer : Hélas ! que n’y a-t-il des voies célestes pour que nous puissions nous glisser dans un autre Être, et dans un autre bonheur ! » – Alors ils inventèrent leurs artifices et leurs petites boissons sanglantes !
Ils se crurent ravis loin de leur corps et de cette terre, ces ingrats. Mais à qui devaient-ils le spasme et la joie de leur ravissement ? À leur corps et à cette terre.
Zarathoustra est indulgent pour les malades. En vérité, il ne s’irrite ni de leurs façons de se consoler, ni de leur ingratitude. Qu’ils guérissent et se surmontent et qu’ils se créent un corps supérieur !
Zarathoustra ne s’irrite pas non plus contre le convalescent qui regarde avec tendresse
son illusion perdue et erre à minuit autour de la tombe de son Dieu : mais dans les larmes
que verse le convalescent, Zarathoustra ne voit que maladie et corps malade.
Il y eut toujours beaucoup de gens malades parmi ceux qui rêvent et qui languissent vers Dieu ; ils haïssent avec fureur celui qui cherche la connaissance, ils haïssent la plus jeune des vertus qui s’appelle : loyauté.
Ils regardent toujours en arrière vers des temps obscurs : il est vrai qu’alors la folie et la foi étaient autre chose. La fureur de la raison apparaissait à l’image de Dieu et le doute était péché.
Je connais trop bien ceux qui sont semblables à Dieu : ils veulent qu’on croie en eux et
que le doute soit un péché. Je sais trop bien à quoi ils croient eux-mêmes le plus.
Ce n’est vraiment pas à des arrière-mondes et aux gouttes du sang rédempteur : mais eux aussi croient davantage au corps et c’est leur propre corps qu’ils considèrent comme
la chose en soi.
Mais le corps est pour eux une chose maladive : et volontiers ils sortiraient de leur peau.
C’est pourquoi ils écoutent les prédicateurs de la mort et ils prêchent eux-mêmes les arrière-mondes.
Écoutez plutôt, mes frères, la voix du corps guéri : c’est une voix plus loyale et plus pure.
Le corps sain parle avec plus de loyauté et plus de pureté, le corps complet, carré de la
tête à la base : il parle du sens de la terre. –
Ainsi parlait Zarathoustra.
Des contempteurs du corps
C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de
méthode d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir
muets.
« Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme
les enfants ?
Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps.
Le corps est un grand système de raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre
et une paix, un troupeau et un berger.
Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles esprit, mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi.
Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les
sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains.
Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit.
Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi.
Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puisant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pourquoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ?
Ton soi rit de ton moi et de ses cabrioles. « Que me sont ces bonds et ces vols de la pensée ? dit-il. Un détour vers mon but. Je suis la lisière du moi et le souffleur de ses idées. »
Le soi dit au moi : « Éprouve des douleurs ! » Et le moi souffre et réfléchit à ne plus souffrir – et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Le soi dit au moi : « Éprouve des joies ! » Alors le moi se réjouit et songe à se réjouir souvent encore – et c’est à cette fin qu’il doit penser.
Je veux dire un mot aux contempteurs du corps. Qu’ils méprisent, c’est ce qui fait leur