Il m’a laissé... deux louis... sur la cheminée.
– Deux louis ?
– Oui.
– Pas plus ?
– Non.
– C’est peu. Ça m’aurait humiliée, moi. Eh bien ?
– Eh bien ! qu’est-ce qu’il faut faire de cet argent ?
La petite marquise hésita quelques secondes, puis répondit d’une voix sérieuse :
– Ma chère... Il faut faire... Il faut faire... un petit cadeau à ton mari... ça n’est que justice.
139
Le diable
Le paysan restait debout en face du médecin, devant le lit de la mourante. La vieille, calme, résignée, lucide, regardait les deux hommes et les écoutait causer. Elle allait mourir ; elle ne se révoltait pas, son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze ans.
Par la fenêtre et la porte ouvertes, le soleil de juillet entrait à flots, jetait sa flamme chaude sur le sol de terre brune, onduleux et battu par les sabots de quatre générations de rustres. Les odeurs des champs venaient aussi, poussées par la brise cuisante, odeurs des herbes, des blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur de midi. Les sauterelles s’égosillaient, emplissaient la campagne d’un crépitement clair, pareil au bruit des criquets de bois qu’on vend aux enfants dans les foires.
Le médecin, élevant la voix, disait : 140
– Honoré, vous ne pouvez pas laisser votre mère toute seule dans cet état-là. Elle passera d’un moment à l’autre !
Et le paysan, désolé, répétait :
– Faut pourtant que j’rentre mon blé ; v’là trop longtemps qu’il est à terre. L’temps est bon, justement. Qué qu’t’en dis, ma mé ?
Et la vieille mourante, tenaillée encore par l’avarice normande, faisait « oui » de l’œil et du front, engageait son fils à rentrer son blé et à la laisser mourir toute seule.
Mais le médecin se fâcha et, tapant du pied :
– Vous n’êtes qu’une brute, entendez-vous, et je ne vous permettrai pas de faire ça, entendez-vous ! Et, si vous êtes forcé de rentrer votre blé aujourd’hui même, allez chercher la Rapet, parbleu ! et faites-lui garder votre mère. Je le veux, entendez-vous ! Et si vous ne m’obéissez pas, je vous laisserai crever comme un chien, quand vous serez malade à votre tour, entendez-vous ?
Le paysan, un grand maigre, aux gestes lents, 141
torturé par l’indécision, par la peur du médecin et par l’amour féroce de l’épargne, hésitait, calculait, balbutiait :
– Comben qu’é prend, la Rapet, pour une garde ?
Le médecin criait :
– Est-ce que je sais, moi ? Ça dépend du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous avec elle, morbleu ! Mais je veux qu’elle soit ici dans une heure, entendez-vous ?
L’homme se décida :
– J’y vas, j’y vas ; vous fâchez point, m’sieu l’médecin.
Et le docteur s’en alla, en appelant :
– Vous savez, vous savez, prenez garde, car je ne badine pas quand je me fâche, moi !
Dès qu’il fut seul, le paysan se tourna vers sa mère, et, d’une voix résignée :
–
J’vas quéri la Rapet, pisqu’il veut, c’t’homme. T’éluge point tant qu’ je r’vienne.
Et il sortit à son tour.
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La Rapet, une vieille repasseuse, gardait les morts et les mourants de la commune et des environs. Puis, dès qu’elle avait cousu ses clients dans le drap dont ils ne devaient plus sortir, elle revenait prendre son fer dont elle frottait le linge des vivants. Ridée comme une pomme de l’autre année, méchante, jalouse, avare d’une avarice tenant du phénomène, courbée en deux comme si elle eût été cassée aux reins par l’éternel mouvement du fer promené sur les toiles, on eût dit qu’elle avait pour l’agonie une sorte d’amour monstrueux et cynique. Elle ne parlait jamais que des gens qu’elle avait vus mourir, de toutes les variétés de trépas auxquelles elle avait assisté ; et elle les racontait avec une grande minutie de détails toujours pareils, comme un chasseur raconte ses coups de fusil.
Quand Honoré Bontemps entra chez elle, il la trouva préparant de l’eau bleue pour les collerettes des villageoises.
Il dit :
– Allons, bonsoir ; ça va-t-il comme vous 143
voulez, la mé Rapet ?
Elle tourna vers lui la tête :