– On déménage dans quatre jours.
Le silence et la réalité s’abattirent sur nous. Je m’avachis au fond de mon siège, épuisée par mes émotions contradictoires. Après une petite heure, Edward s’arrêta sur une aire d’autoroute.
– J’ai besoin d’un café. Inutile de te demander si tu en veux un…
Il sortit de la voiture en redressant le col de son caban. Je le suivis quelques minutes plus tard et le retrouvai devant les machines à café. Il bâillait à s’en décrocher la mâchoire en se frottant les cheveux. Il me tendit un gobelet de café pendant que le sien se remplissait.
– On repart ? me demanda-t-il quand il eut récupéré sa boisson.
Il n’attendit pas ma réponse. Une fois dehors, il exposa son visage à la pluie. Ça ne pouvait pas continuer ainsi.
– Depuis combien de jours n’as-tu pas dormi ?
– Trois. Je passe mes nuits avec Declan.
– Donne-moi tes clés. Fais une sieste pendant que je conduis. Ce n’est pas négociable, je connais la route, je sais conduire à gauche et tu dois te reposer.
Il but une gorgée de son café avant de secouer la tête et de me tendre ses clés. Un fou rire nerveux nous saisit une fois montés en voiture ; j’étais à des kilomètres du volant. Lorsque tout fut réglé à ma taille, je mis le contact et me tournai vers lui.
– Dors, maintenant.
Il mit de la musique : le dernier album d’Alt-J, et s’enfonça dans son siège. Il leva la main vers moi, ses doigts s’approchèrent de ma joue, mais il n’alla pas plus loin. Je passai la première sans qu’il ait cessé de me regarder. Quelques minutes après avoir rejoint l’autoroute, il murmura :
« Diane… merci. »
Je lui jetai un coup d’œil, il dormait, tourné vers moi. Pour la première fois, j’avais le sentiment de le protéger, de prendre soin de lui. J’aurais voulu rouler sans jamais m’arrêter pour qu’il se repose enfin, pour continuer à le sentir en paix ; les traits de son visage étaient détendus. Ses ronflements m’arrachèrent un sourire et m’apprirent que son sommeil était profond. C’était déjà ça de pris pour lui. Pour moi, c’étaient deux heures de réflexion. La route avait toujours eu cet effet sur moi. Ce n’était pas à Paris que cela pouvait m’arriver ! Rouler, bercée par la musique et concentrée sur ma conduite, m’offrait une bulle.
Autant profiter de la situation, et le contexte me poussait à creuser dans les tréfonds de mon âme. Je croyais le problème Edward réglé… Comment avais-je pu être aussi stupide ? La place qu’il occupait dans ma vie était beaucoup plus importante que je ne voulais l’admettre. Quelle attitude devais-je adopter les jours prochains ? Me laisser porter ?
M’écouter ? Ériger des barrières ? Protéger ma vie reconstruite de l’assaut de cet homme qui dormait à côté de moi ? À moins de préférer l’innocence et me dire que cela n’était dû qu’à notre fragilité respective face à la mort d’Abby…
En franchissant la dernière colline avant la descente sur Mulranny, je n’avais pas tranché, mais j’allais devoir le réveiller. Je l’appelai doucement, il râla et grogna dans son sommeil avant d’ouvrir les yeux.
Son premier réflexe : allumer une cigarette.
– On est arrivés, constata-t-il, la voix plus rauque que jamais.
– Oui.
– Tu dors chez moi.
– Quoi ?
– Abby est chez eux, j’ai pensé que tu n’aimerais peut-être pas rester à côté d’elle.
Effectivement, c’était au-dessus de mes forces.
– Je te laisse ma chambre, moi, je passe de celle de Declan au canapé.
– Ça ne t’embête pas ?
– C’est à toi qu’il faut demander ça. Si tu préfères, on peut te trouver une chambre dans un B&B.
Je me garai devant son cottage à cet instant.
– Vu l’heure, je doute que l’on puisse trouver une chambre. Et… je préfère rester chez toi.
Je m’imposais une sacrée mise à l’épreuve. À moins que je n’écoute mon désir le plus profond…
À l’instant où nous pénétrâmes dans son cottage, Judith descendait à pas de loup l’escalier.
– Il dort, dit-elle à son frère.
– Je monte avec lui.
Il grimpa trois marches, ma valise à la main, avant de s’adresser à moi :
– Merci pour la route… fais comme chez toi. Bonne nuit !
Je lui fis un petit sourire, et il disparut. Je m’approchai de Judith et la serrai dans mes bras de longues minutes.
– Comment te sens-tu ?
– Ça va, je tiens le coup. Et puis, Jack est tellement fort… tu vas voir demain… Il est merveilleux… Et toi ?
– J’ai promis à Abby de ne pas m’effondrer, je fais en sorte de respecter ma promesse.
– C’est bon que tu sois là… La famille est au grand complet pour elle. Je dois y aller, je veux m’assurer que Jack se repose.