Je sortis des mouchoirs de ma poche, et essuyai ses joues avant les miennes, je remis aussi en place une mèche indisciplinée de ses cheveux. Ensuite, elle se décala pour que je prenne place, je passai devant Declan qui serrait fort la taille de son père, et m’installai à côté d’Edward, qui me prit la main et entrelaça nos doigts. La cérémonie débuta. Je savais l’Irlande très pratiquante, mais la ferveur religieuse me surprit, sans pour autant me mettre mal à l’aise, moi qui ne croyais en rien et avais été élevée dans l’athéisme le plus total. Les deux fois où j’étais allée à la messe avaient été mon mariage et l’enterrement de Colin et Clara – mes beaux-parents étaient croyants.
L’assemblée chantait. C’était beau, presque joyeux, et une atmosphère de profonde paix régnait. La mort était triste mais n’était pas une fin en soi. Cela eut un effet rassurant sur moi, les paroles d’Abby refaisaient surface : « Je m’occuperai d’eux. » Le seul qui ne chantait pas était Edward ; cependant, sa voix rauque résonnait dans mes oreilles à chaque prière. Par moments, il me caressait le dessus de la main avec son pouce. Lors de la communion, il me lâcha pour s’y rendre, à la suite de Jack et Judith.
Je m’assis, et Declan monta sur mes genoux en s’agrippant à mon cou. Je le berçai. Edward revint et nous trouva dans cette position, il se rassit lui aussi, et passa un bras autour de mes épaules. Nous formions une seule et même personne ; Declan pleurant sur mes genoux, entre son père et moi, mon visage appuyé sur l’épaule d’Edward, le sien posé sur mes cheveux.
L’instant que je redoutais arriva : la bénédiction du corps. L’assemblée défila sous mes yeux. Je me collai davantage à Edward, qui resserra son étreinte. Quand ce fut au tour de la famille – puisque j’en faisais partie – il se leva, attrapa Declan et le prit dans ses bras. Puis il me tendit la main, je m’y cramponnai.
Devant le cercueil d’Abby, il dit au revoir religieusement à sa tante. Puis il fit un pas de côté pour me laisser la place, sans lâcher ma main, son fils toujours dans les bras. Je posai l’autre main sur le bois et le caressai doucement en esquissant un léger sourire. Les larmes débordèrent, intérieurement je m’excusai auprès d’Abby et lui confiai Colin et Clara. Par ce simple geste que j’avais refusé de faire pour mes amours, je les laissais partir, je les savais en sécurité, ma fille, surtout. Grâce à Abby et aux messages qu’elle n’avait cessé de me délivrer, j’acceptais enfin l’idée que Clara serait toujours en moi, que j’avais le droit de vivre pleinement et que je ne l’oublierais ni ne la trahirais pour autant. Je n’avais plus à nier
une partie de moi-même. Je sentis les lèvres d’Edward sur mes cheveux, je le regardai dans les yeux.
L’intensité qui passa entre nous n’était pas mesurable. Je passai ma main sur la joue de Declan, qui nous fixait. Puis nous regagnâmes nos places.
La cérémonie s’acheva sur Amazing Grace, qui me remua au plus profond. J’aurais voulu être croyante à cet instant. Tout le monde sortit au fur et à mesure. Nous fûmes les derniers à rejoindre l’air frais. Il faisait si beau ; un soleil d’hiver lumineux, le froid revigorant, le vent chassant le malheur. Declan glissa sa main dans la mienne, il avait quelque chose à me dire à l’oreille :
– Je ne veux pas rester, Diane.
Ses yeux effrayés fixaient les tombes.
– Je vais voir ce que je peux faire, lui répondis-je.
Je n’eus pas à chercher son père, il était juste à côté de moi.
– Declan veut partir maintenant.
– Il ne peut pas !
– S’il te plaît, laisse-moi l’emmener…
Il lança à son fils un regard à la fois ombrageux et terriblement inquiet. Je décidai d’insister.
Declan, qui me broyait la main, souffrait déjà bien assez ; un instinct de lionne me saisit.
– Il connaît suffisamment la dureté de la vie à son âge ! Pense à ce qu’il a vécu il y a quelques mois, ne lui impose pas de voir disparaître sous terre une autre personne qu’il aime… S’il te plaît…
Je peux m’occuper de lui ; et toi, occupe-toi de ta petite sœur, c’est elle qui a besoin de toi, ajoutai-je, en remarquant Judith esseulée.
Il s’accroupit au niveau de son fils.
– Tu pars avec Diane, mais avant, on va voir Jack ensemble.
Nous allâmes embrasser Jack qui trouva que notre petite balade était une très bonne idée. Sa force était spectaculaire et contagieuse. Qui aurait eu l’indécence de s’écrouler face à tant de grandeur ?
Avant de partir, je serrai Judith quelques instants contre moi, Declan toujours accroché à ma main.
Edward nous accompagna jusqu’à la grille du cimetière.
– Je viens vous chercher après, nous dit-il, une légère panique dans la voix.
Je caressai sa joue, il ferma les yeux.
– On se retrouve vite.
Il fit volte-face et alla prendre sa sœur dans ses bras en la guidant vers les tombes. Leurs parents devaient être là, eux aussi.
Tout naturellement, nous nous dirigeâmes vers la plage, après avoir délivré Postman Pat qui fit la fête à son petit maître. Je trouvai un rocher où m’asseoir et allumai une cigarette pendant qu’ils jouaient. La capacité de récupération des enfants était époustouflante. Moins d’un quart d’heure plus tôt, Declan était terrorisé, traumatisé, les yeux pleins de larmes. Il n’avait fallu que l’accord de son père, ma main et son chien pour le réconforter. Après s’être défoulé, il me rejoignit et s’assit à côté de moi.
– Pourquoi tout le monde meurt ?
Pourquoi ? Si je le savais, pensai-je.
– Tu n’es pas tout seul, Declan, tu as ton papa, Jack et tante Judith.
– Oui, mais toi, tu pars toujours ? J’aime bien quand tu es là.
– Moi aussi, j’aime être ici avec vous, mais je n’habite pas à Mulranny.
– C’est nul !
Je soupirai et le pris dans mes bras. J’aurais pu répondre à Félix ; je l’aimais, le « môme ».
Beaucoup trop.
– Vous n’avez pas froid ? demanda Edward, que nous n’avions pas entendu arriver derrière nous.
Il s’assit à côté de son fils, fixa la mer plusieurs secondes avant de nous regarder. Ses yeux étaient légèrement rougis.
– On va aller se réchauffer chez Jack et Abby avant que vous ne soyez congelés. On n’attend plus que vous. Tu dois avoir faim ? demanda-t-il à son fils.