â Euh⊠mais⊠pourquoi me demandes-tu ça ?
â Tu ne restes pas lĂ -bas ?
Je ne quittai pas Edward des yeux, il ne comprenait pas notre conversation, mais, Ă lâintensitĂ© de son regard, je sus quâil en avait saisi lâimportance. Mes yeux sâembuĂšrent. Mon cĆur allait se briser, quoi quâil arrive. Mais la seule rĂ©ponse possible Ă©tait celle-ci :
â Rien nâa changĂ©, je rentre demain.
Edward inspira profondĂ©ment et vint sâaccouder Ă la rambarde de la terrasse, Ă une certaine distance de moi. Ă travers la baie vitrĂ©e, je vis Declan jouer avec ses petites voitures. Le chien le surveillait du coin de lâĆil. Je sentais Edward si prĂšs et si loin de moi. Je rentrais Ă Paris le lendemain.
â TrĂšs bien, entendis-je Olivier me dire au loin.
â Ne viens pas me chercher Ă lâaĂ©roport, ce nâest pas la peine⊠Je tâembrasse.
â Moi aussi.
â Ă demain.
Je raccrochai. En restant dos Ă la mer, je fumai une nouvelle cigarette. Ni lâun ni lâautre ne dit un mot.
AprÚs avoir écrasé mon mégot, je décidai de rentrer.
â Je vais mâhabiller, je dois aller voir Jack, dis-je Ă Edward, la main sur la poignĂ©e.
Je filai Ă lâĂ©tage sans rien dire Ă Declan, attrapai des vĂȘtements propres dans ma valise et mâenfermai Ă double tour dans la salle de bains. La piĂšce transpirait la prĂ©sence dâEdward : la buĂ©e de sa douche sur le miroir, le parfum de son savon. Je restai de longues minutes sous lâeau chaude en me mordant le poing, laissant couler mes larmes. Mes dĂ©sirs, mes sentiments importaient peu, seules la responsabilitĂ© et la raison comptaient. Il me restait vingt-quatre heures Ă passer avec eux. Ensuite, je partais.
En sortant de ma cachette, jâentendis Edward et Declan, tout proches : ils Ă©taient dans le bureau. Je mâapprochai et mâappuyai au chambranle de la porte. Ils Ă©taient installĂ©s devant lâordinateur, Edward retouchait des photos et demandait Ă son fils ce quâil en pensait. La complicitĂ© Ă©tait bien nĂ©e entre eux, ils formaient une paire. Je nâĂ©tais jamais rentrĂ©e dans cette piĂšce. Ce ne fut pas le bordel gĂ©nĂ©ralisĂ© qui accrocha mon regard, mais une photo noir et blanc punaisĂ©e sur le mur au-dessus de lâĂ©cran. Elle Ă©tait cornĂ©e, elle avait Ă©tĂ© manipulĂ©e Ă de nombreuses reprises pour ĂȘtre dans un Ă©tat pareil⊠CâĂ©tait la devanture des Gens, on mâapercevait en transparence derriĂšre la vitrine, souriante, les yeux dans le vague. Elle avait tout de la photo volĂ©e. Quand lâavait-il prise ? Le jour oĂč il Ă©tait venu me voir ?
Impossible, jâavais passĂ© mon temps Ă surveiller la rue, je lâaurais forcĂ©ment aperçu. Il Ă©tait donc venu prĂšs de moi, sans chercher Ă me voir. Ses paroles vieilles de plusieurs mois rĂ©sonnaient encore :
« Il nây a plus de place dans ma vie pour toi. »
â Diane ! Tu es lĂ !
La voix de Declan me fit sursauter et me rappela que ce nâĂ©tait pas le moment de demander des explications.
â Vous faites quoi ? leur demandai-je en avançant dans la piĂšce.
â Jâai un peu de boulot, rĂ©pondit Edward.
â Declan, tu veux venir avec moi voir Jack ?
â Oui !
â File tâhabiller !
Il dĂ©tala Ă toute vitesse. Je nâarrivais pas Ă quitter la piĂšce, pourtant, je fuyais le regard dâEdward.
â Tu vas pouvoir travailler tranquille. Rejoins-nous quand tu veux.
Je sentis quâil sâapprochait de moi.
â Ă quelle heure est ton vol, demain ?
â 14 heures⊠Nâen parlons pas, tu veux bien ? Profitons de notre journĂ©e.
Je levai le visage vers lui, nous nous regardĂąmes intensĂ©ment, notre respiration sâaccĂ©lĂ©ra, je sus que jâen voulais plus pour le peu de temps quâil nous restait. Nos corps se frĂŽlĂšrent.
â Ăa y est ! Je suis prĂȘt !
Dâun bond, je remis de la distance entre nous.
â Allons-y ! dĂ©clarai-je Ă Declan, la voix un peu haute.
Je sortis de la piÚce, légÚrement chancelante. Declan dit au revoir à son pÚre, et nous gagnùmes le rez-de-chaussée pour enfiler manteau, écharpe et bonnet ; il faisait mauvais ce jour-là .
â Câest parti !
Je sifflai Postman Pat, qui arriva en trottinant. Jâouvris la porte dâentrĂ©e, Declan glissa sa petite main dans la mienne.
â Ă tout Ă lâheure, entendis-je dans mon dos.
Je regardai par-dessus mon Ă©paule ; Edward nous observait depuis lâescalier. Nous Ă©changeĂąmes un sourire.
Ce trajet, qui dâordinaire prenait vingt minutes, requit presque une heure. Je courais aprĂšs chaque instant avec cet enfant ; je jouais avec lui, je riais avec lui, comme si je cherchais par tous les moyens Ă lâincruster dans ma mĂ©moire, ne pas lâoublier, me souvenir de sa force, de son instinct de survie, me nourrir de lui. Ou tout simplement parce que je lâaimais, et que jâallais bientĂŽt le quitter lui aussi.
Ăa relevait de lâinsupportable.
Câest en faisant la course que nous pĂ©nĂ©trĂąmes dans le jardin dâAbby et Jack. Penser Ă cette maison sans y associer Abby resterait inimaginable trĂšs longtemps. Jack arrachait des mauvaises herbes dâun parterre de sa femme. Je savais ce quâil cherchait Ă faire ; sâoccuper pour oublier, en mettant tout en Ćuvre pour rester avec elle⊠Lâambivalence du deuil.