Declan partit comme une flĂšche, ce qui nous fit rire. Edward mâaida Ă me lever.
â Comment vas-tu ? mâinquiĂ©tai-je.
â Mieux, depuis que je vous ai retrouvĂ©s tous les deux. Merci de mâavoir forcĂ© Ă Ă©pargner Declan, je voulais vous garder avec moi, câĂ©tait Ă©goĂŻste.
â Non, câest normal. Mais tu as choisi le bien de ton fils. Et on est lĂ , maintenant.
En arrivant une dizaine de minutes plus tard, je pus constater que nous étions attendus. Pour preuve les nombreux « les voilà ! » qui résonnÚrent.
Les heures qui suivirent furent riches de convivialitĂ©, de chaleur humaine et de rĂ©confort. Tout le monde parlait, se tapotait dans le dos ou se prenait la main, ou encore Ă©voquait dans une atmosphĂšre douce ses souvenirs dâAbby. Sa gĂ©nĂ©rositĂ©, sa joie de vivre avaient marquĂ© chaque personne prĂ©sente.
Elle avait tour Ă tour jouĂ© la mĂšre, la grand-mĂšre, la meilleure amie, la nounou⊠Jack, par sa bienveillance Ă lâĂ©gard de tous, reprenait le flambeau, sans se laisser submerger par sa peine. Il Ă©tait fier, mais je surpris Ă plusieurs reprises son regard dans le vague, ou encore sa main caressant distraitement le plaid qui recouvrait le rocking-chair de sa femme. Je me souvenais de ce sentiment de solitude Ă©prouvĂ© Ă la mort de Colin et Clara, bien que jâeusse Ă©tĂ© plongĂ©e dans une colĂšre noire et le refus de la rĂ©alitĂ© ; tout le monde vient vous voir, tente de vous consoler, et ça ne fait rien, on reste vide. Jâaidais Judith en cuisine, nous Ă©tions les deux jeunes filles de la maison. Declan courait entre les convives en grignotant Ă droite et Ă gauche, sans oublier de venir rĂ©guliĂšrement sâassurer que jâĂ©tais encore lĂ . Avec Edward, nous nous cherchions du regard en permanence, je le sentais toujours Ă proximitĂ©, jâĂ©tais saisie dâun irrĂ©pressible besoin de vĂ©rifier sâil allait bien. Ă aucun moment je nâeus le sentiment dâĂȘtre une Ă©trangĂšre au milieu de cette communautĂ© qui pleurait un de ses membres. Bien au contraire, avec naturel, on me faisait comprendre que jâen faisais partie, que je le veuille ou non, peu importait mon adresse postale.
JâĂ©tais associĂ©e au chagrin de Jack, Judith, Declan et Edward. Pour tous les habitants, jâĂ©tais de la famille. Je le sentais dans leurs regards, leur façon de sâadresser Ă moi et de sâinquiĂ©ter Ă mon sujet. Une partie de moi se remplissait de bonheur grĂące Ă cette reconnaissance, Ă ce sentiment nouveau dâappartenance Ă un clan ; lâautre sâeffondrait de tristesse. Je ne vivais pas, et ne vivrais jamais auprĂšs dâeux. Jâavais tout reconstruit Ă Paris oĂč mâattendaient Olivier, FĂ©lix et Les Gens. Je nâaurais avec cette famille que des moments fugaces qui, si merveilleux soient-ils, resteraient Ă©phĂ©mĂšres. Mes yeux se posĂšrent sur Edward, qui discutait avec un couple du village. Ma respiration se coupa un bref instant.
Pourrais-je continuer Ă refouler mes sentiments pour lui deux jours encore ? Jâavais besoin de prendre lâair ; je mâĂ©clipsai discrĂštement.
Tout en fumant une cigarette que jâespĂ©rais relaxante, je me forçai Ă canaliser les soubresauts de mon cĆur. Il faisait nuit, le froid Ă©tait devenu cinglant, je mâentourai de mes bras pour me rĂ©chauffer. Au fond de moi, jâattendais une chose et cela arriva :
â Ăa va ? me demanda Edward qui mâavait rejointe.
Je haussai les Ă©paules en guise de rĂ©ponse. Il sâalluma une cigarette, la garda entre ses lĂšvres et retira sa veste dont il couvrit mes Ă©paules. Je levai les yeux vers lui, il fixait un point imaginaire droit devant.
Nous restĂąmes le temps de nos cigarettes, sans dire un mot de plus. Ă quoi bon ?
En rentrant dans la maison, jâaperçus Declan, avachi sur le canapĂ©, ses petits yeux luttant pour rester ouverts.
â Regarde ton fils, il dort debout⊠je pourrais rentrer avec lui. Reste encore avec Jack et Judith.
â Tu es sĂ»re ?
Sans lui rĂ©pondre, je me dirigeai vers Declan et lui proposai de rentrer ; il accepta immĂ©diatement. Je lui pris la main et lâaccompagnai dire au revoir Ă Jack et Ă Judith. Il leur fit un cĂąlin Ă chacun. Jack me serra dans ses bras.
â Tu viendras me voir demain ? me demanda-t-il.
â Bien sĂ»r, je ne repartirai pas sans passer un peu de temps ici.
â Oh⊠je ne tâaccaparerai pas longtemps, je prĂ©fĂšre que tu profites dâeux, me rĂ©pondit-il en dĂ©signant le
pĂšre et le fils de la tĂȘte.
Je lui fis un petit sourire avant dâembrasser Judith. Ensuite, je rejoignis Edward, prĂȘt Ă faire un aller-retour pour nous dĂ©poser. Le propriĂ©taire du pub et sa femme se mirent en travers de notre chemin et nous offrirent de partager leur voiture. Notre chauffeur attitrĂ© se prĂ©parait Ă refuser quand je lâinterrompis :
â Merci beaucoup, câest trĂšs gentil.
Puis, me tournant vers Edward, plus renfrogné que jamais :
â Ne tâinquiĂšte pas, tu nous retrouves bientĂŽtâŠ
Il soupira, obtempĂ©ra, mais tint Ă nous escorter jusquâĂ la voiture. Declan grimpa le premier, Ă lâarriĂšre, pendant quâEdward remerciait notre taxi. Il ne sâĂ©ternisa pas, et revint vers moi avant que je monte en voiture. Jâanticipai ses rĂ©actions.
â On ne va pas disparaĂźtre, on rentre chez toi, et on se met au lit. Passe du temps avec Jack et Judith. On va bien, ton fils et moi.
Il mâattrapa par la taille et mâembrassa longuement sur la tempe.
â On se retrouve Ă la maison, murmura-t-il dans mes cheveux.
Cette toute petite phrase eut le don de faire rĂ©sonner des sensations et des envies enfouies au plus profond de mon ĂȘtre.
Declan et moi fĂ»mes ramenĂ©s Ă bon port. Postman Pat aboyait Ă la mort derriĂšre la porte. La pauvre bĂȘte⊠je lui ouvris, il nous fit la fĂȘte avant de partir gambader sur la plage dans la nuit noire.
Jâaccompagnai Declan Ă lâĂ©tage, oĂč il se mit en pyjama sans dire un mot et alla docilement se laver les dents, pendant que je lui prĂ©parais son lit. Il revint dans sa chambre et se glissa sous la couette, toujours silencieux, son petit visage fermĂ© et anxieux.
â Je vais rester avec toi.
Je mâagenouillai, passai la main dans ses cheveux en murmurant la berceuse, tandis quâil respirait lâĂ©charpe de sa mĂšre. La journĂ©e avait Ă©tĂ© Ă©reintante, il ne rĂ©ussit pas Ă lutter. Je posai ma tĂȘte prĂšs de lui sur son oreiller et le regardai. Cet enfant Ă©tait si courageux, il bravait les Ă©preuves que lui imposait la vie sans faire de bruit, ou si peu ! Jâavais tellement envie de le protĂ©ger et de lui offrir lâinsouciance de lâenfance. Il fallait tout faire pour quâil soit dĂ©sormais Ă©pargnĂ©. Lorsque je fus certaine quâil dormait Ă poings fermĂ©s, je mâĂ©loignai en silence. Je regagnai le rez-de-chaussĂ©e et rĂ©cupĂ©rai Postman Pat qui attendait sagement derriĂšre la porte dâentrĂ©e. Je dĂ©cidai dâaller me coucher Ă mon tour, au moins de mâallonger, sans toutefois cĂ©der au sommeil, au cas oĂč Declan se rĂ©veillerait. Le chien me suivit Ă lâĂ©tage. Mais une surprise mâattendait dans mon lit : un petit intrus qui, tout endormi quâil Ă©tait, avait trouvĂ© le moyen de se traĂźner dans la chambre de son pĂšre et de grimper dans mon lit. Il ouvrit les yeux et me fixa, penaud.
â Je peux dormir avec toi ?
Je lui souris doucement.
â Tu me laisses cinq minutes et jâarrive.
Il soupira de soulagement ; je partis mâenfermer dans la salle de bains. Une fois prĂȘte, je mâassis sur le rebord de la baignoire. Je dĂ©passais toutes les limites, jâabattais toutes mes dĂ©fenses avec cet enfant ; je nâavais plus lâattitude dâune amie Ă©loignĂ©e de la famille et je nây pouvais rien.
Postman Pat Ă©tait couchĂ© par terre au pied du lit, Declan mâattendait au chaud sous la couette. Je laissai la porte ouverte et la lampe de chevet allumĂ©e, et me couchai Ă mon tour. Il vint se blottir contre moi, je le serrai dans mes bras en lui embrassant le front. Il ne mit pas longtemps Ă retomber dans les bras de MorphĂ©e. Je respirai son odeur tout en pensant Ă Clara. Jâavais la certitude quâelle ne mâen voulait pas, quâelle savait que personne ne la remplacerait, elle resterait ma fille, le plus beau cadeau que la vie mâavait fait. Mais mon cĆur pouvait se gonfler pour dâautres enfants, jây avais de la place Ă revendre, jâaimais les enfants, je les avais toujours aimĂ©s, jâavais rĂȘvĂ© dâune grande famille, moi la fille unique.
Declan, Ă lâimage de son pĂšre il y avait un an, avait pansĂ© une de mes plaies, peut-ĂȘtre la plus difficile, la plus douloureuse et la plus viscĂ©rale. Sa dĂ©tresse, sa personnalitĂ© mâavaient bousculĂ©e, mâavaient fait rĂ©aliser que je ne pouvais pas lutter contre ce que jâĂ©tais : une mĂšre en sommeil, mais aussi une mĂšre en devenir. Le manque de Clara resterait incrustĂ© dans ma chair jusquâĂ mon dernier souffle, mais jâavais appris Ă vivre avec et je continuerais Ă apprendre tout au long de ma vie. Une personne le savait avant moi : FĂ©lix. Je lâentendais encore me dire trivialement :