Edward mâappela et me fit signe de le suivre dehors. La pause lĂ©gĂšretĂ© touchait Ă sa fin.
â Je dois aller chez Abby et Jack, est-ce que je peux te laisser Declan deux heures ?
â Bien sĂ»r, je vais mâoccuper de lui, il faut quâil sâhabille. Ă quelle heure est la cĂ©rĂ©monie ?
â 14 heures. On dĂ©jeune chez Abby et Jack, avant. Tu viens ?
â Si câest possible, je prĂ©fĂ©rerais vous rejoindre Ă lâĂ©glise.
â Je comprends.
Assister Ă un enterrement nâallait pas ĂȘtre une chose facile, jâavais besoin de mây prĂ©parer seule.
Edward Ă©crasa sa cigarette, passa dire au revoir Ă Declan et sâen alla.
Notre tĂȘte-Ă -tĂȘte passa trĂšs vite ; le temps de le dĂ©barbouiller, de lâaider Ă sâhabiller, et de lâĂ©couter me raconter par le dĂ©tail toutes ses histoires dâĂ©cole. Nous Ă©tions en train de rire et de jouer dans le sĂ©jour quand Edward fut de retour. Ses traits Ă©taient plus tirĂ©s quâĂ son dĂ©part, son visage Ă©tait grave.
Il se força Ă sourire Ă son fils, je le sentis et surtout je compris ce quâil venait de vivre : la mise en biĂšre dâAbby. Nos regards se croisĂšrent, je levai les yeux au ciel pour mâempĂȘcher de pleurer.
â Il reste du cafĂ© ? me demanda-t-il.
â Oui.
Je me levai du canapĂ© et allai le rejoindre au bar de la cuisine. Il serra les poings jusquâĂ faire ressortir ses veines : sa façon dâexprimer sa peine. Je caressai doucement ses mains.
â Ăa va allerâŠ, murmurai-je.
Il mâattrapa dĂ©licatement par la taille, me rapprocha de lui, et enfouit son visage dans mes cheveux en soupirant. Impuissants face Ă ce qui nous arrivait, nous faisions exploser toutes les mesures de protection.
La piĂšce devint Ă©trangement silencieuse, mon regard dĂ©via et tomba sur Declan, qui nous surveillait du coin de lâĆil. Edward dut sâen rendre compte lui aussi, puisquâil sâĂ©loigna brusquement de moi.
â On y va, Declan, Jack et Judith nous attendent.
â Mais DianeâŠ
â On se voit Ă lâĂ©glise.
â Promis ?
â Je serai lĂ .
Il suivit son pĂšre tout en me jetant un regard par-dessus son Ă©paule. Edward lui Ă©bouriffa les cheveux pour le faire regarder devant lui. La porte dâentrĂ©e claqua. Je montai me changer et mettre une tenue plus adĂ©quate Ă la circonstance : une robe noire.
Vers 13 heures, je me forçai Ă avaler un bout de pain, histoire dâavoir quelque chose dans lâestomac pour Ă©viter de tomber dans les pommes. Mon ventre Ă©tait nouĂ©, mais pas en Ă©tat de panique gĂ©nĂ©rale. Je sortis fumer sur la terrasse, mon tĂ©lĂ©phone en main. Olivier dĂ©crocha directement.
â Jâattendais de tes nouvelles. Comment se passe la journĂ©e ?
â Je ne vais pas tarder Ă partir pour lâĂ©glise, je tiens le coup.
Je ne savais pas quoi lui dire dâautre. Le silence sâĂ©ternisa entre nous.
â Veux-tu que je passe voir comment FĂ©lix sâen sort ce soir ?
â Si tu veux⊠Tu as continuĂ© les cartons ?
â Jâai presque fini chez moi⊠je peux attaquer ton appart, pour tâavancer.
â Non, je nâai pas grand-choseâŠ
â Jâai un patient qui arrive, je dois te laisser.
â Bon courage pour le travail.
â Fais-moi signe quand tu peux.
â Oui⊠je tâembrasse.
Je raccrochai en soufflant. Ătre ici mâĂ©loignait de lui. Notre installation Ă©tait relĂ©guĂ©e aux calendes grecques. Lâessentiel Ă©tait ailleurs. Je sifflai Postman Pat, parti gambader sur la plage, pour lâenfermer dans la maison. Lorsquâil fut couchĂ©, jâenfilai mon manteau et mis mon Ă©charpe. Pas besoin de parapluie ; depuis une heure, le soleil baignait le ciel bleu et froid de lâhiver.
Je marchai une petite dizaine de minutes pour rejoindre lâĂ©glise, posĂ©e au centre du cimetiĂšre. Au milieu dâune pelouse, surplombĂ©e dâune croix celtique, se trouvait la tombe oĂč reposerait Abby. Le glas sonnait, une peur insidieuse enfla en moi. Comment vivre cet enterrement ou, plutĂŽt, y survivre ?
Nâavais-je pas prĂ©sumĂ© de mes forces ? Le dernier oĂč je mâĂ©tais rendue Ă©tait celui de mon mari et de ma fille. Ce fut cette peur qui me fit entrer par la petite porte et prendre une place discrĂšte au fond de lâĂ©glise. Tout le village Ă©tait prĂ©sent, ainsi que le groupe dâamis de Judith, tous ceux que jâavais rencontrĂ©s au rĂ©veillon du nouvel an. Je distinguai Jack, Edward, Declan et Judith. Elle avait fait, comme son frĂšre, un bel effort vestimentaire. Pour la premiĂšre fois, elle paraissait fragile ; toute menue dans sa robe chasuble gris foncĂ©, enveloppĂ©e dans une Ă©tole noire, sa criniĂšre de lionne tirĂ©e en queue-de-cheval sobre. Jâavais envie de mâapprocher dâelle et de la serrer contre moi pour la rĂ©conforter ; je ne mây autorisai pas. Abby Ă©tait dĂ©jĂ lĂ , son cercueil recouvert de fleurs. En le regardant, je nâeus pas lâimpression de nâavoir quâune boĂźte en bois devant moi. Je la sentais parmi nous. Jack apparut dans mon champ de vision ; il remontait toute lâĂ©glise en se dirigeant vers moi.
â Que fais-tu lĂ , toute seule, cachĂ©e ? Abby nâaimerait pas ça. Viens.
Il passa son grand bras solide autour de mes Ă©paules et me fit remonter la nef contre lui pour rejoindre le premier rang. Judith me sauta au cou, en pleurant Ă chaudes larmes. Je craquai enfin⊠ça me soulagea dâun poids.
â Elle va nous engueuler si on continue comme ça ! me dit-elle, riant et pleurant Ă la fois.