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MARGUERITE DURAS

L’AMANT

LES ÉDITIONS DE MINUIT

© 1984 by LES ÉDITIONS DE MINUIT

7, rue Bernard Palissy, 75006 Paris

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris.

ISBN 2 7073 0695 9

Pour Bruno Nuytten

Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hal d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit

« Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez bel e lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus bel e maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »

Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. El e est toujours là dans le même silence, émerveil ante. C’est entre toutes cel e qui me plaît de moi-même, cel e où je me reconnais, où je m’enchante.

Très vite dans ma vie il a été trop tard. À dix-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans unedirection imprévue. À dix-huit ans j’ai vieil i. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieil issement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être effrayée j’ai vu s’opérer ce vieil issement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il

prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieil i encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit.

Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi.

C’est le passage d’un bac sur le Mékong.

L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.

J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau.

Je suis dans une pension d’État à Saigon. Je dors et je mange là, dans cette pension, mais je vais en classe au-dehors, au lycée français. Ma mère, institutrice, veut le secondaire pour sa petite fil e. Pour toi c’est le secondaire qu’il faudra. Ce qui était suffisant pour el e ne l’est plus pour la petite. Le secondaire et puis une bonne agrégation de mathématiques. J’ai toujours entendu cette rengaine depuis mes premières années d’école. Je n’ai jamais imaginé que je pourrais échapper à l’agrégation de mathématiques, j’étais heureuse de la faire espérer. J’ai toujours vu ma mère faire chaque jour l’avenir de ses

enfants et le sien. Un jour, el e n’a plus été à même d’en faire de grandioses pour ses fils, alors el e en a fait d’autres, des avenirs de bouts de ficel e, mais de la sorte, eux aussi, ils remplissaient leur fonction, ils bouchaient le temps devant soi. Je me souviens des cours de comptabilité pour mon petit frère. De l’école Universel e, tous les ans, à tous les niveaux. Il faut rattraper, disait ma mère. Ça durait trois jours, jamais quatre, jamais. Jamais.

On jetait l’école Universel e quand on changeait de poste.

On recommençait dans le nouveau. Ma mère a tenu dix ans. Rien n’y a fait. Le petit frère est devenu un petit comptable à Saigon. L’école Violet n’existant pas à la colonie, nous lui devons le départ de mon frère aîné pour la France. Pendant quelques années il est resté en France pour faire l’école Violet. Il ne l’a pas faite. Ma mère ne devait pas être dupe. Mais el e n’avait pas le choix, il fal ait séparer ce fils des deux autres enfants. Pendant quelques années il n’a plus fait partie de la famil e. C’est en son absence que la mère a acheté la concession. Terrible aventure, mais pour nous les enfants qui restaient, moins terrible que n’aurait été la présence de l’assassin des enfants de la nuit, de la nuit du chasseur.

On m’a souvent dit que c’était le soleil trop fort pendant toute l’enfance. Mais je ne l’ai pas cru. On m’a dit aussi que c’était la réflexion dans laquel e la misère plongeait les enfants. Mais non, ce n’est pas ça. Les enfants-vieil ards de la faim endémique, oui, mais nous, non, nous n’avions pas faim, nous étions des enfants blancs, nous avions

honte, nous vendions nos meubles, mais nous n’avions pas faim, nous avions un boy et nous mangions, parfois, il est vrai, des saloperies, des échassiers, des petits caïmans, mais ces saloperies étaient cuites par un boy et servies par lui et parfois aussi nous les refusions, nous nous permettions ce luxe de ne pas vouloir manger. Non, il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer la nuit. J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu. Quand c’était le jour, j’avais moins peur et moins grave apparaissait la mort.

Mais el e ne me quittait pas. Je voulais tuer, mon frère aîné, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir. C’était pour enlever de devant ma mère l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal, et surtout pour sauver mon petit frère, je le croyais aussi, mon petit frère, mon enfant, de la vie vivante de ce frère aîné posée au-dessus de la sienne, de ce voile noir sur le jour, de cette loi représentée par lui, édictée par lui, un être humain, et qui était une loi animale, et qui à chaque instant de chaque jour de la vie de ce petit frère faisait la peur dans cette vie, peur qui une fois a atteint son cœur et l’a fait mourir.

J’ai beaucoup écrit de ces gens de ma famil e, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans al er jusqu’à el es.

L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de

vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de cel e-ci justement, de cel e de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de cel es qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements. J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Ecrire pour eux était encore moral. Ecrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent. Quelquefois je sais cela que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, al er à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien. Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité.

Mais le plus souvent je n’ai pas d’avis, je vois que tous les champs sont ouverts, qu’il n’y aurait plus de murs, que l’écrit ne saurait plus où se mettre pour se cacher, se faire, se lire, que son inconvenance fondamentale ne serait plus respectée, mais je n’y pense pas plus avant.

Maintenant je vois que très jeune, à dix-huit ans, à quinze ans, j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie. L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi cel e de me tuer, de tuer. Ce visage de l’alcool m’est venu avant

l’alcool. L’alcool est venu le confirmer. J’avais en moi la place de ça, je l’ai su comme les autres, mais, curieusement, avant l’heure. De même que j’avais en moi la place du désir. J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort. Même ma mère devait le voir.

Mes frères le voyaient. Tout a commencé de cette façon pour moi, par ce visage voyant, exténué, ces yeux cernés en avance sur le temps, l’ experiment.

Quinze ans et demi. C’est la traversée du fleuve. Quand je rentre à Saigon, je suis en voyage, surtout quand je prends le car. Et ce matin-là j’ai pris le car à Sadec où ma mère dirige l’école des fil es. C’est la fin des vacances scolaires, je ne sais plus lesquel es. Je suis al ée les passer dans la petite maison de fonction de ma mère. Et ce jour-là je reviens à Saigon, au pensionnat. Le car pour indigènes est parti de la place du marché de Sadec.

Comme d’habitude ma mère m’a accompagnée et el e m’a confiée au chauffeur, toujours el e me confie aux chauffeurs des cars de Saigon, pour le cas d’un accident, d’un incendie, d’un viol, d’une attaque de pirates, d’une panne mortel e du bac. Comme d’habitude le chauffeur m’a mise près de lui à l’avant, à la place réservée aux voyageurs blancs.

C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’el e aurait été enlevée à la somme. El e aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, comme une autre, ail eurs, dans d’autres circonstances. Mais el e

ne l’a pas été. L’objet était trop mince pour la provoquer.

Qui aurait pu penser à ça ? El e n’aurait pu être prise que si on avait pu préjuger de l’importance de cet événement dans ma vie, cette traversée du fleuve. Or, tandis que cel e– ci s’opérait, on ignorait encore jusqu’à son existence. Dieu seul la connaissait. C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait pas en être autrement, el e n’existe pas. El e a été omise. El e a été oubliée. El e n’a pas été détachée, enlevée à la somme. C’est à ce manque d’avoir été faite qu’el e doit sa vertu, cel e de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur.

C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinhlong et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, cel e des Oiseaux.

Je descends du car. Je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont al er disparaître dans les cavités des océans.

Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait.

Are sens

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