HabituĂ©e aux aspects calmes, elle se tournait, au contraire, vers les accidentĂ©s. Elle nâaimait la mer quâĂ cause de ses tempĂȘtes, et la verdure seulement lorsquâelle Ă©tait clairsemĂ©e parmi les ruines. Il fallait quâelle pĂ»t retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas Ă la consommation immĂ©diate de son cĆur, Ă©tant de tempĂ©rament plus sentimental quâartistique, cherchant des Ă©motions et non des paysages. »
Vous allez voir avec quelles dĂ©licates prĂ©cautions lâauteur introduit cette vieille sainte 815
fille, et comment, pour enseigner la religion, il va se glisser dans le couvent un Ă©lĂ©ment nouveau, lâintroduction du roman apportĂ© par une Ă©trangĂšre. Nâoubliez jamais ceci quand il sâagira dâapprĂ©cier la morale religieuse.
« Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler Ă la lingerie. ProtĂ©gĂ©e par lâarchevĂȘchĂ© comme appartenant Ă une ancienne famille de gentilshommes ruinĂ©e sous la RĂ©volution, elle mangeait au rĂ©fectoire Ă la table des bonnes sĆurs et faisait avec elles, aprĂšs le repas, un petit bout de causette avant de remonter Ă son ouvrage.
Souvent les pensionnaires sâĂ©chappaient de lâĂ©tude pour lâaller voir. Elle savait par cĆur des chansons galantes du siĂšcle passĂ©, quâelle chantait Ă demi-voix en poussant son aiguille.
Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prĂȘtait aux grandes, en cachette, quelque roman quâelle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-mĂȘme avalait de longs chapitres dans les intervalles de sa besogne. »
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Ceci n est pas seulement merveilleux littĂ©rairement parlant : lâabsolution ne peut pas ĂȘtre refusĂ©e Ă lâhomme qui Ă©crit ces admirables passages, pour signaler Ă tous les pĂ©rils dâune Ă©ducation de ce genre, pour indiquer Ă la jeune femme les Ă©cueils de la vie dans laquelle elle va sâengager. Continuons :
« Ce nâĂ©taient quâamours, amants, amantes, dames persĂ©cutĂ©es sâĂ©vanouissant dans des pavillons solitaires, postillons quâon tue Ă tous les relais, chevaux quâon crĂšve Ă toutes les pages, forĂȘts sombres, troubles du cĆur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, Messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne lâest pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, Ă quinze ans, Emma se graissa donc les mains Ă cette poussiĂšre des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle sâĂ©prit de choses historiques, rĂȘva bahuts, salles des gardes et mĂ©nestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces chĂątelaines au long corsage qui, sous le trĂšfle des 817
ogives, passaient leurs jours le coude sur la pierre et le menton dans la main Ă regarder venir du fond de la campagne un cavalier Ă plume blanche, qui galope sur un cheval noir. Elle eut, dans ce temps-lĂ , le culte de Marie Stuart et des vĂ©nĂ©rations enthousiastes Ă lâendroit des femmes illustres ou infortunĂ©es. Jeanne dâArc, HĂ©loĂŻse, AgnĂšs Sorel, la belle FerronniĂšre et ClĂ©mence Isaure, pour elle se dĂ©tachaient comme des comĂštes sur lâimmensitĂ© tĂ©nĂ©breuse de lâhistoire, oĂč saillissaient encore çà et lĂ , mais plus perdus dans lâombre et sans aucun rapport entre eux, saint Louis avec son chĂȘne, Bayard mourant, quelques fĂ©rocitĂ©s de Louis XI, un peu de Saint-BarthĂ©lĂ©my, le panache du BĂ©arnais, et toujours le souvenir des assiettes peintes oĂč Louis XIV
était vanté.
« à la classe de musique, dans les romances
quâelle chantait, il nâĂ©tait question que de petits anges aux ailes dâor, de madones, de lagunes, de gondoliers, pacifiques compositions qui laissaient entrevoir, Ă travers la niaiserie du style et les imprudences de la note, lâattirante fantasmagorie de rĂ©alitĂ©s sentimentales. »
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Comment, vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cela, quand cette pauvre fille de la campagne rentrĂ©e Ă la ferme, ayant trouvĂ© Ă Ă©pouser un mĂ©decin de village, est invitĂ©e Ă une soirĂ©e dâun
chĂąteau, sur laquelle vous avez cherchĂ© Ă appeler lâattention du tribunal, pour montrer quelque chose de lascif dans une valse quâelle vient de danser ! Vous ne vous ĂȘtes pas souvenu de cette Ă©ducation, quand cette pauvre femme enlevĂ©e par une invitation qui est venue la prendre au foyer vulgaire de son mari, pour la mener Ă ce chĂąteau, quand elle a vu ces beaux messieurs, ces belles dames, ce vieux duc qui, disait-on, avait eu des bonnes fortunes Ă la cour !... M. lâavocat impĂ©rial a eu de beaux mouvements, Ă propos de la reine Antoinette ! Il nây a pas un de nous, assurĂ©ment, qui ne se soit associĂ© par la pensĂ©e Ă votre pensĂ©e. Comme vous, nous avons frĂ©mi au nom
de cette victime des rĂ©volutions ; mais ce nâest pas de Marie-Antoinette quâil sâagit ici, câest du chĂąteau de la Vaubyessard.
Il y avait lĂ un vieux duc qui avait eu â disait-on â des rapports avec la reine, et sur lequel se portaient tous les regards. Et quand cette jeune 819
femme, voyant se rĂ©aliser tous les rĂȘves fantastiques de sa jeunesse, se trouve ainsi transportĂ©e au milieu de ce monde, vous vous Ă©tonnez de lâenivrement quâelle a ressenti ; vous lâaccusez dâavoir Ă©tĂ© lascive ! Mais accusez donc la valse elle-mĂȘme, cette danse de nos grands bals modernes oĂč, dit un auteur qui lâa dĂ©crite, la femme « sâappuie la tĂȘte sur lâĂ©paule du cavalier, dont la jambe lâembarrasse ». Vous trouvez que dans la description de Flaubert madame Bovary est lascive. Mais il nây pas un homme, et je ne vous excepte pas, qui, ayant assistĂ© Ă un bal, ayant vu cette sorte de valse, nâait eu en sa pensĂ©e le dĂ©sir que sa femme ou sa fille sâabstĂźnt de ce plaisir qui a quelque chose de farouche. Si, comptant sur la chastetĂ© qui enveloppe une jeune fille, on la laisse quelquefois se livrer Ă ce plaisir que la mode a consacrĂ©, il faut beaucoup compter sur cette enveloppe de chastetĂ©, et quoiquâon y compte, il nâest pas impossible dâexprimer les impressions que M. Flaubert a exprimĂ©es au nom des mĆurs et de la chastetĂ©.
La voilĂ au chĂąteau de la Vaubyessard, la voilĂ qui regarde ce vieux duc, qui Ă©tudie tout 820
avec transport, et vous vous Ă©criez : Quels dĂ©tails ! Quâest-ce Ă dire ? Les dĂ©tails sont partout, quand on ne cite quâun passage.
« Madame Bovary remarqua que plusieurs dames nâavaient pas mis leurs gants dans leurs verres.
« Cependant, au haut bout de la table, seul parmi toutes ces femmes, courbĂ© sur son assiette remplie, et la serviette nouĂ©e dans le dos comme un enfant, un vieillard mangeait, laissant tomber de sa bouche des gouttes de sauce. Il avait les yeux Ă©raillĂ©s et portait une petite queue enroulĂ©e dâun ruban noir. CâĂ©tait le beau-pĂšre du marquis, le vieux duc de LaverdiĂšre, lâancien favori du comte dâArtois, dans le temps des parties de chasse au Vaudreuil, chez le marquis de Conflans, et qui avait Ă©tĂ©, disait-on, lâamant de la reine Marie-Antoinette, entre MM. de Coigny et de Lauzun . »
DĂ©fendez la reine, dĂ©fendez-la surtout devant lâĂ©chafaud, dites que par son titre elle avait droit au respect, mais supprimez vos accusations, quand on se contentera de dire quâil avait Ă©tĂ©, 821
disait-on, lâamant de la reine. Est-ce que câest sĂ©rieusement que vous nous reprocherez dâavoir insultĂ© Ă la mĂ©moire de cette femme infortunĂ©e ?
« Il avait mené une vie bruyante de débauches, pleine de duels, de paris, de femmes enlevées, avait dévoré sa fortune et effrayé toute sa famille.
Un domestique, derriĂšre sa chaise, lui nommait tout haut, dans lâoreille, les plats quâil dĂ©signait du doigt en bĂ©gayant ; et sans cesse les yeux dâEmma revenaient dâeux-mĂȘmes sur ce vieil homme Ă lĂšvres pendantes, comme sur quelque
chose dâextraordinaire et dâauguste. Il avait vĂ©cu Ă la Cour et couchĂ© dans le lit des reines !
« On versa du vin de Champagne à la glace.
Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. Elle nâavait jamais vu de grenades ni mangĂ© dâananas. »
Vous voyez que ces descriptions sont charmantes, incontestablement, mais quâil nâest pas possible dây prendre çà et lĂ une ligne pour crĂ©er une espĂšce de couleur contre laquelle ma conscience proteste. Ce nâest pas la couleur lascive, câest la couleur du livre ; câest lâĂ©lĂ©ment 822
littĂ©raire, et en mĂȘme temps lâĂ©lĂ©ment moral.
La voilĂ , cette jeune fille dont vous avez fait lâĂ©ducation, la voilĂ devenue femme. M. lâavocat impĂ©rial a dit : Essaye-t-elle mĂȘme dâaimer son mari ? Vous nâavez pas lu le livre ; si vous lâaviez lu, vous nâauriez pas fait cette objection.
La voilĂ , messieurs, cette pauvre femme, elle rĂȘvassera dâabord. Ă la page 341 vous verrez ses rĂȘvasseries. Et il y a plus, il y a quelque chose dont M. lâavocat impĂ©rial nâa pas parlĂ©, et quâil faut que je vous dise, ce sont ses impressions quand sa mĂšre mourut ; vous verrez si câest lascif, cela ! Ayez la bontĂ© de prendre la page 332
et de me suivre :
« Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et, dans une lettre quâelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait quâon lâensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau. Le bonhomme la crut malade, et 1 Page 74.
2 Pages 70 et 71.
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vint la voir. Emma fut intĂ©rieurement satisfaite de se sentir arrivĂ©e, du premier coup, Ă ce rare idĂ©al des existences pĂąles oĂč ne parviennent jamais les cĆurs mĂ©diocres. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lâĂternel discourant dans les vallons. Elle sâennuya, nâen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cĆur que de rides sur son front. »
Je veux rĂ©pondre aux reproches de M. lâavocat impĂ©rial, quâelle ne fait aucun effort pour aimer son mari.