M. lâavocat impĂ©rial. â Je ne lui ai pas reprochĂ© cela ; jâai dit quâelle nâavait pas rĂ©ussi.
Me SĂ©nard. â Si jâai mal compris, si vous nâavez pas fait ce reproche, câest la meilleure rĂ©ponse qui puisse ĂȘtre faite. Je croyais vous lâavoir entendu faire ; mettons que je me sois trompĂ©. Au surplus, voici ce que je lis Ă la fin de 824
la page 361 :
« Cependant, dâaprĂšs des thĂ©ories quâelle croyait bonnes, elle voulut se donner de lâamour.
Au clair de lune, dans le jardin, elle rĂ©citait tout ce quâelle savait par cĆur de rimes passionnĂ©es, et lui chantait en soupirant des adagios mĂ©lancoliques ; mais elle se trouvait ensuite aussi calme quâauparavant, et Charles nâen paraissait ni plus amoureux, ni plus remuĂ©.
« Quand elle eut ainsi un peu battu le briquet sur son cĆur sans en faire jaillir une Ă©tincelle, incapable, dâailleurs, de comprendre ce quâelle nâĂ©prouvait pas, comme de croire Ă tout ce qui ne se manifestait point par des formes convenues, elle se persuada sans peine que la passion de Charles nâavait plus rien dâexorbitant. Ses expansions Ă©taient devenues rĂ©guliĂšres ; il lâembrassait Ă de certaines heures. CâĂ©tait une habitude parmi les autres, et comme un dessert prĂ©vu dâavance, aprĂšs la monotonie du dĂźner. »
Ă la page 372 nous trouverons une foule de 1 Page 66.
2 Page 60.
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choses semblables. Maintenant, voici le péril qui va commencer. Vous savez comment elle avait
Ă©tĂ© Ă©levĂ©e ; câest ce que je vous supplie de ne pas oublier un instant.
Il nây a pas un homme lâayant lu, qui ne dise, ce livre Ă la main, que M. Flaubert nâest pas seulement un grand artiste mais un homme de cĆur, pour avoir dans les six derniĂšres pages dĂ©versĂ© toute lâhorreur et le mĂ©pris sur la femme, et tout lâintĂ©rĂȘt sur le mari. Il est encore un grand artiste, comme on lâa dit, parce quâil nâa pas transformĂ© le mari, parce quâil lâa laissĂ© jusquâĂ la fin ce quâil Ă©tait, un bon homme, vulgaire, mĂ©diocre, remplissant les devoirs de sa profession, aimant bien sa femme mais dĂ©pourvu dâĂ©ducation, manquant dâĂ©lĂ©vation dans la pensĂ©e. Il est de mĂȘme au lit de mort de sa femme. Et, pourtant, il nây a pas un individu dont le souvenir revienne avec plus dâintĂ©rĂȘt.
Pourquoi ? Parce quâil a gardĂ© jusquâĂ la fin la simplicitĂ©, la droiture du cĆur ; parce que jusquâĂ la fin il a rempli son devoir dont sa femme sâĂ©tait Ă©cartĂ©e. Sa mort est aussi belle, aussi touchante, que la mort de sa femme est hideuse. Sur le 826
cadavre de la femme, lâauteur a montrĂ© les taches que lui ont laissĂ©es les vomissements du poison ; elles ont sali le linceul blanc dans lequel elle va ĂȘtre ensevelie, il a voulu en faire un objet de dĂ©goĂ»t ; mais il y a un homme qui est sublime, câest le mari, sur le bord de cette fosse. Il y a un homme qui est grand, sublime, dont la mort est admirable, câest le mari, qui, aprĂšs avoir vu successivement se briser par la mort de sa femme tout ce qui pouvait lui rester dâillusions au cĆur, embrasse par la pensĂ©e sa femme sous une tombe. Mettez-le, je vous en prie, dans vos souvenirs, lâauteur a Ă©tĂ© au delĂ â Lamartine le lui a dit â de ce qui Ă©tait permis, pour rendre la mort de la femme hideuse et lâexpiation plus terrible. Lâauteur a su concentrer tout lâintĂ©rĂȘt sur lâhomme qui nâavait pas dĂ©viĂ© de la ligne du devoir, qui est restĂ© avec son caractĂšre mĂ©diocre, sans doute, lâauteur ne pouvait pas changer son caractĂšre ; mais avec toute la gĂ©nĂ©rositĂ© de son cĆur, et il a accumulĂ© toutes les horreurs sur la mort de la femme qui lâa trompĂ©, ruinĂ©, qui sâest livrĂ©e aux usuriers, qui a mis en circulation des billets faux, et enfin est arrivĂ©e au suicide. Nous 827
verrons si elle est naturelle la mort de cette femme qui, si elle nâavait pas trouvĂ© le poison pour en finir, aurait Ă©tĂ© brisĂ©e par lâexcĂšs mĂȘme du malheur qui lâĂ©treignait. VoilĂ ce quâa fait lâauteur. Son livre ne serait pas lu, sâil lâeut fait autrement, si, pour montrer oĂč peut conduire une Ă©ducation aussi pĂ©rilleuse que celle de madame Bovary, il nâavait pas prodiguĂ© les images charmantes et les tableaux Ă©nergiques quâon lui reproche.
M. Flaubert fait constamment ressortir la supĂ©rioritĂ© du mari sur la femme, et quelle supĂ©rioritĂ©, sâil vous plaĂźt ? Celle du devoir rempli, tandis quâEmma sâen Ă©carte ! Et puis la voilĂ placĂ©e sur la pente de cette mauvaise Ă©ducation, la voilĂ partie aprĂšs la scĂšne du bal avec un jeune enfant, LĂ©on, inexpĂ©rimentĂ© comme elle. Elle coquettera avec lui, mais elle nâosera pas aller plus loin ; rien ne se fera. Vient ensuite Rodolphe qui la prendra, lui, cette femme.
AprĂšs lâavoir regardĂ©e un instant, il se dit : Elle est bien cette femme ! et elle sera Ă lui, car elle est lĂ©gĂšre et sans expĂ©rience. Quant Ă la chute, 828
vous relirez les pages 42, 43 et 441. Je nâai quâun mot Ă vous dire sur cette scĂšne, il nây a pas de dĂ©tails, pas de description, aucune image qui nous peigne le trouble des sens ; un seul mot nous indique la chute : « elle sâabandonna ». Je vous prierai, encore, dâavoir la bontĂ© de relire les dĂ©tails de la chute de Clarisse Harlowe, que je ne sache pas avoir Ă©tĂ© dĂ©crite dans un mauvais livre.
M. Flaubert a substitué Rodolphe à Lovelace, et Emma à Clarisse. Vous comparerez les deux auteurs et les deux ouvrages ; et vous apprécierez.
Mais je rencontre ici lâindignation de M.
lâavocat impĂ©rial. Il est choquĂ© de ce que le remords ne suit pas de prĂšs la chute, de ce quâau lieu dâen exprimer les amertumes, elle se dit avec satisfaction : « Jâai un amant. » Mais lâauteur ne serait pas dans le vrai si, au moment oĂč la coupe est encore aux lĂšvres, il faisait sentir toute lâamertume de la liqueur enchanteresse. Celui qui Ă©crirait, comme lâentend M. lâavocat impĂ©rial, pourrait ĂȘtre moral, mais il dirait ce qui nâest pas 1 Pages 260 Ă 274.
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dans la nature. Non, ce nâest pas au moment de la premiĂšre faute, que le sentiment de la faute se rĂ©veille ; sans cela elle ne serait pas commise.
Non, ce nâest pas au moment oĂč elle est dans lâillusion qui lâenivre, que la femme peut ĂȘtre avertie par cet enivrement mĂȘme de la faute immense quâelle a commise. Elle nâen rapporte que lâivresse ; elle rentre chez elle, heureuse, Ă©tincelante, elle chante dans son cĆur : « Enfin jâai un amant. » Mais cela dure-t-il longtemps ?
Vous avez lu les pages 424 et 4251. Ă deux pages de lĂ , sâil vous plaĂźt, Ă la page 4282, le sentiment du dĂ©goĂ»t de lâamant ne se manifeste pas encore, mais elle est dĂ©jĂ sous lâimpression de la crainte, de lâinquiĂ©tude. Elle examine, elle regarde, elle ne voudrait jamais abandonner Rodolphe :
« Quelque chose de plus fort quâelle la poussait vers lui, si bien quâun jour, la voyant survenir Ă lâimproviste, il fronça le visage comme quelquâun de contrariĂ©.
« â Quâas-tu donc ? dit-elle. Souffres-tu ?
1 Page 272.
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Parle-moi !
« Et enfin il dĂ©clara dâun air sĂ©rieux que ses visites devenaient imprudentes et quâelle se compromettait.
« Peu Ă peu, cependant, ces craintes de Rodolphe la gagnĂšrent. Lâamour lâavait enivrĂ©e dâabord, et elle nâavait songĂ© Ă rien au delĂ . Mais Ă prĂ©sent quâil Ă©tait indispensable Ă sa vie, elle craignait dâen perdre quelque chose, ou mĂȘme quâil ne fĂ»t troublĂ©. Quand elle sâen revenait de chez lui, elle jetait tout Ă lâentour des regards inquiets, Ă©piait chaque forme qui passait Ă lâhorizon et chaque lucarne du village dâoĂč lâon pouvait lâapercevoir. Elle Ă©coutait les pas, les cris, le bruit des charrues, et elle sâarrĂȘta plus blĂȘme et plus tremblante que les feuilles des peupliers qui se balançaient sur sa tĂȘte. »
Vous voyez bien quâelle ne sây mĂ©prend pas ; elle sent bien quâil y a quelque chose qui nâest pas ce quâelle avait rĂȘvĂ©. Prenons les pages 433 et
4341, et vous en serez encore plus convaincus.
« Lorsque la nuit Ă©tait pluvieuse, ils sâallaient 1 Pages 283 et 284.
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rĂ©fugier dans le cabinet aux consultations, entre le hangar et lâĂ©curie. Elle allumait un des flambeaux de la cuisine, quâelle avait cachĂ© derriĂšre les livres. Rodolphe sâinstallait lĂ comme chez lui. Cependant, la vue de la bibliothĂšque et du bureau, de tout lâappartement enfin, excitait sa gaietĂ©, et il ne pouvait se retenir de faire sur Charles quantitĂ© de plaisanteries qui embarrassaient Emma. Elle eĂ»t dĂ©sirĂ© le voir plus sĂ©rieux et mĂȘme plus dramatique Ă lâoccasion, comme cette fois oĂč elle crut entendre dans lâallĂ©e un bruit de pas qui sâapprochait.
« â On vient ! dit-elle.
« Il souffla la lumiÚre.