"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » 💚💚,,Madame Bovary'' - Gustave Flaubert

Add to favorite 💚💚,,Madame Bovary'' - Gustave Flaubert

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

380

Au choc imprĂ©vu de cette phrase tombant sur sa pensĂ©e comme une balle de plomb dans un plat d’argent, Emma tressaillant leva la tĂȘte pour deviner ce qu’il voulait dire ; et ils se regardĂšrent silencieusement, presque Ă©bahis de se voir, tant ils Ă©taient par leur conscience Ă©loignĂ©s l’un de l’autre. Charles la considĂ©rait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en Ă©coutant, immobile, les derniers cris de l’amputĂ© qui se suivaient en modulations traĂźnantes, coupĂ©es de saccades aiguĂ«s, comme le hurlement lointain de quelque bĂȘte qu’on Ă©gorge. Emma mordait ses lĂšvres blĂȘmes, et, roulant entre ses doigts un des brins du polypier qu’elle avait cassĂ©, elle fixait sur Charles la pointe ardente de ses prunelles, comme deux flĂšches de feu prĂȘtes Ă  partir. Tout en lui l’irritait maintenant, sa figure, son costume, ce qu’il ne disait pas, sa personne entiĂšre, son existence enfin. Elle se repentait, comme d’un crime, de sa vertu passĂ©e, et ce qui en restait encore s’écroulait sous les coups furieux de son orgueil. Elle se dĂ©lectait dans toutes les ironies mauvaises de l’adultĂšre triomphant. Le souvenir de son amant revenait Ă  elle avec des attractions 381

vertigineuses : elle y jetait son Ăąme, emportĂ©e vers cette image par un enthousiasme nouveau ; et Charles lui semblait aussi dĂ©tachĂ© de sa vie, aussi absent pour toujours, aussi impossible et anĂ©anti, que s’il allait mourir et qu’il eĂ»t agonisĂ© sous ses yeux.

Il se fit un bruit de pas sur le trottoir. Charles regarda ; et, Ă  travers la jalousie baissĂ©e, il aperçut au bord des halles, en plein soleil, le docteur Canivet qui s’essuyait le front avec son foulard. Homais, derriĂšre lui, portait Ă  la main une grande boĂźte rouge, et ils se dirigeaient tous les deux du cĂŽtĂ© de la pharmacie.

Alors, par tendresse subite et découragement, Charles se tourna vers sa femme en lui disant :

– Embrasse-moi donc, ma bonne !

– Laisse-moi ! fit-elle, toute rouge de colùre.

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? rĂ©pĂ©tait-il stupĂ©fait.

Calme-toi ! reprends-toi !... Tu sais bien que je t’aime ! viens !

– Assez ! s’écria-t-elle d’un air terrible.

Et s’échappant de la salle, Emma ferma la 382

porte si fort, que le baromĂštre bondit de la muraille et s’écrasa par terre.

Charles s’affaissa dans son fauteuil, bouleversĂ©, cherchant ce qu’elle pouvait avoir, imaginant une maladie nerveuse, pleurant, et sentant vaguement circuler autour de lui quelque chose de funeste et d’incomprĂ©hensible.

Quand Rodolphe, le soir, arriva dans le jardin, il trouva sa maĂźtresse qui l’attendait au bas du perron, sur la premiĂšre marche. Ils s’étreignirent, et toute leur rancune se fondit comme une neige sous la chaleur de ce baiser.

383

XII

Ils recommencĂšrent Ă  s’aimer. Souvent mĂȘme,

au milieu de la journĂ©e, Emma lui Ă©crivait tout Ă  coup ; puis, Ă  travers les carreaux, faisait un signe Ă  Justin, qui, dĂ©nouant vite sa serpilliĂšre, s’envolait Ă  la Huchette : Rodolphe arrivait ; c’était pour lui dire qu’elle s’ennuyait, que son mari Ă©tait odieux et son existence affreuse !

– Est-ce que j’y peux quelque chose ? s’écria-t-il un jour, impatientĂ©.

– Ah ! si tu voulais !...

Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu.

– Quoi donc ? fit Rodolphe.

Elle soupira.

– Nous irions vivre ailleurs... quelque part...

– Tu es folle, vraiment ! dit-il en riant. Est-ce possible ?

384

Elle revint lĂ -dessus ; il eut l’air de ne pas comprendre et dĂ©tourna la conversation.

Ce qu’il ne comprenait pas, c’était tout ce trouble dans une chose aussi simple que l’amour.

Elle avait un motif, une raison, et comme un auxiliaire Ă  son attachement.

Cette tendresse, en effet, chaque jour s’accroissait davantage sous la rĂ©pulsion du mari, et plus elle se livrait Ă  l’un, plus elle exĂ©crait l’autre ; jamais Charles ne lui paraissait aussi dĂ©sagrĂ©able, avoir les doigts aussi carrĂ©s, l’esprit aussi lourd, les façons si communes qu’aprĂšs ses rendez-vous avec Rodolphe, quand ils se trouvaient ensemble. Alors, tout en faisant l’épouse et la vertueuse, elle s’enflammait Ă  l’idĂ©e de cette tĂȘte dont les cheveux noirs se tournaient en une boucle vers le front hĂąlĂ©, de cette taille Ă  la fois si robuste et si Ă©lĂ©gante, de cet homme enfin qui possĂ©dait tant d’expĂ©rience dans la raison, tant d’emportement dans le dĂ©sir !

C’était pour lui qu’elle se limait les ongles avec un soin de ciseleur, et qu’il n’y avait jamais assez de cold-cream sur sa peau, ni de patchouli dans 385

ses mouchoirs. Elle se chargeait de bracelets, de bagues, de colliers. Quand il devait venir, elle emplissait de roses ses deux grands vases de verre bleu, et disposait son appartement et sa personne comme une courtisane qui attend un prince. Il fallait que la domestique fĂ»t sans cesse Ă  blanchir du linge ; et, de toute la journĂ©e, FĂ©licitĂ© ne bougeait de la cuisine, oĂč le petit Justin, qui souvent lui tenait compagnie, la regardait travailler.

Le coude sur la longue planche oĂč elle repassait, il considĂ©rait avidement toutes ces affaires de femmes Ă©talĂ©es autour de lui : les jupons de basin, les fichus, les collerettes, et les pantalons Ă  coulisse, vastes de hanches et qui se rĂ©trĂ©cissaient par le bas.

– À quoi cela sert-il ? demandait le jeune garçon en passant sa main sur la crinoline ou les agrafes.

– Tu n’as donc jamais rien vu ? rĂ©pondait en riant FĂ©licitĂ© ; comme si ta patronne, madame Homais, n’en portait pas de pareils.

– Ah bien oui ! madame Homais !

386

Et il ajoutait d’un ton mĂ©ditatif :

– Est-ce que c’est une dame comme

Madame ?

Mais FĂ©licitĂ© s’impatientait de le voir tourner ainsi tout autour d’elle. Elle avait six ans de plus, et ThĂ©odore, le domestique de M. Guillaumin, commençait Ă  lui faire la cour.

– Laisse-moi tranquille ! disait-elle en dĂ©plaçant son pot d’empois. Va-t’en plutĂŽt piler des amandes ; tu es toujours Ă  fourrager du cĂŽtĂ© des femmes ; attends pour te mĂȘler de ça, mĂ©chant mioche, que tu aies de la barbe au menton.

– Allons, ne vous fñchez pas, je m’en vais vous faire ses bottines.

Et aussitĂŽt, il atteignait sur le chambranle les chaussures d’Emma, tout empĂątĂ©es de crotte – la crotte des rendez-vous, – qui se dĂ©tachait en poudre sous ses doigts, et qu’il regardait monter doucement dans un rayon de soleil.

– Comme tu as peur de les abümer ! disait la cuisiniùre, qui n’y mettait pas tant de façons 387

quand elle les nettoyait elle-mĂȘme, parce que Madame, dĂšs que l’étoffe n’était plus fraĂźche, les lui abandonnait. Emma en avait une quantitĂ© dans son armoire, et qu’elle gaspillait Ă  mesure, sans que jamais Charles se permĂźt la moindre observation.

C’est ainsi qu’il dĂ©boursa trois cents francs pour une jambe de bois dont elle jugea convenable de faire cadeau Ă  Hippolyte. Le pilon en Ă©tait garni de liĂšge, et il y avait des articulations Ă  ressort, une mĂ©canique compliquĂ©e recouverte d’un pantalon noir, que terminait une botte vernie. Mais Hippolyte, n’osant Ă  tous les jours se servir d’une si belle jambe, supplia madame Bovary de lui en procurer une autre plus commode. Le mĂ©decin, bien entendu, fit encore les frais de cette acquisition.

Donc, le garçon d’écurie peu Ă  peu recommença son mĂ©tier. On le voyait comme autrefois parcourir le village, et quand Charles entendait de loin, sur les pavĂ©s, le bruit sec de son bĂąton, il prenait bien vite une autre route.

C’était M. Lheureux, le marchand, qui s’était 388

chargĂ© de la commande ; cela lui fournit l’occasion de frĂ©quenter Emma. Il causait avec elle des nouveaux dĂ©ballages de Paris, de mille curiositĂ©s fĂ©minines, se montrait fort complaisant, et jamais ne rĂ©clamait d’argent.

Are sens