Les cafĂ©s dâalentour Ă©taient pleins. Ils avisĂšrent sur le port un restaurant des plus mĂ©diocres, dont le maĂźtre leur ouvrit, au quatriĂšme Ă©tage, une petite chambre.
Les hommes chuchotĂšrent dans un coin, sans
doute se consultant sur la dĂ©pense. Il y avait un clerc, deux carabins et un commis : quelle sociĂ©tĂ© pour elle ! Quant aux femmes, Emma sâaperçut vite, au timbre de leurs voix, quâelles devaient ĂȘtre, presque toutes, du dernier rang. Elle eut peur alors, recula sa chaise et baissa les yeux.
Les autres se mirent Ă manger, elle ne mangea pas ; elle avait le front en feu, des picotements aux paupiĂšres, et un froid de glace Ă la peau. Elle sentait dans sa tĂȘte le plancher du bal, rebondissant encore sous la pulsation rythmique des mille pieds qui dansaient. Puis, lâodeur du 595
punch avec la fumĂ©e des cigares lâĂ©tourdit. Elle sâĂ©vanouissait ; on la porta devant la fenĂȘtre.
Le jour commençait Ă se lever, et une grande tache de couleur pourpre sâĂ©largissait dans le ciel pĂąle du cĂŽtĂ© de Sainte-Catherine. La riviĂšre livide frissonnait au vent ; il nây avait personne sur les ponts ; les rĂ©verbĂšres sâĂ©teignaient.
Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait là -bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration métallique assourdissante.
Elle sâesquiva brusquement, se dĂ©barrassa de son costume, dit Ă LĂ©on quâil lui fallait sâen retourner, et enfin resta seule Ă lâhĂŽtel de Boulogne. Tout et elle-mĂȘme lui Ă©taient insupportables. Elle aurait voulu, sâĂ©chappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculĂ©s.
Elle sortit, elle traversa le boulevard, la place Cauchoise et le faubourg, jusquâĂ une rue dĂ©couverte qui dominait des jardins. Elle marchait vite, le grand air la calmait, et peu Ă peu 596
les figures de la foule, les masques, les quadrilles, les lustres, le souper, ces femmes, tout disparaissait comme des brumes emportĂ©es. Puis, revenue Ă la Croix rouge, elle se jeta sur son lit, dans la petite chambre du second, oĂč il y avait les images de la Tour de Nesle. Ă quatre heures du soir, Hivert la rĂ©veilla.
En rentrant chez elle, Félicité lui montra derriÚre la pendule un papier gris. Elle lut :
« En vertu de la grosse, en forme exĂ©cutoire dâun jugement... » Quel jugement ? La veille, en effet, on avait apportĂ© un autre papier quâelle ne connaissait pas ; aussi fut-elle stupĂ©faite de ces mots :
« Commandement de par le roi, la loi et justice, à madame Bovary... » Alors, sautant plusieurs lignes, elle aperçut :
« Dans vingt-quatre heures pour tout délai. »
â Quoi donc ? « Payer la somme totale de huit mille francs. » Et mĂȘme, il y avait plus bas :
« Elle y sera contrainte par toute voie de droit, et notamment par la saisie exécutoire de ses meubles et effets. »
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Que faire ?... CâĂ©tait dans vingt-quatre heures ; demain ! Lheureux, pensa-t-elle, voulait sans doute lâeffrayer encore ; car elle devina du coup toutes ses manĆuvres, le but de ses complaisances. Ce qui la rassurait, câĂ©tait lâexagĂ©ration mĂȘme de la somme.
Cependant, Ă force dâacheter, de ne pas payer, dâemprunter, de souscrire des billets, puis de renouveler ces billets, qui sâenflaient Ă chaque Ă©chĂ©ance nouvelle, elle avait fini par prĂ©parer au sieur Lheureux un capital, quâil attendait impatiemment pour ses spĂ©culations.
Elle se prĂ©senta chez lui dâun air dĂ©gagĂ©.
â Vous savez ce qui mâarrive ? Câest une plaisanterie, sans doute !
â Non.
â Comment cela ?
Il se détourna lentement, et lui dit en se croisant les bras :
â Pensiez-vous, ma petite dame, que jâallais, jusquâĂ la consommation des siĂšcles, ĂȘtre votre fournisseur et banquier pour lâamour de Dieu ? Il 598
faut bien que je rentre dans mes déboursés, soyons justes ! Elle se récria sur la dette.
â Ah ! tant pis ! le tribunal lâa reconnue ! il y a jugement ! on vous lâa signifiĂ© ! Dâailleurs, ce nâest pas moi, câest Vinçart.
â Est-ce que vous ne pourriez... ?
â Oh ! rien du tout !
â Mais... cependant... raisonnons.
Et elle battit la campagne ; elle nâavait rien su... câĂ©tait une surprise...
â Ă qui la faute ? dit Lheureux en la saluant ironiquement. Tandis que je suis, moi, Ă bĂ»cher comme un nĂšgre, vous vous repassez du bon temps.
â Ah ! pas de morale !
â Ăa ne nuit jamais, rĂ©pliqua-t-il.
Elle fut lĂąche, elle le supplia ; et mĂȘme elle appuya sa jolie main blanche et longue, sur les genoux du marchand.
â Laissez-moi donc ! On dirait que vous voulez me sĂ©duire !
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â Vous ĂȘtes un misĂ©rable ! sâĂ©cria-t-elle.
â Oh ! oh ! comme vous y allez ! reprit-il en riant.
â Je ferai savoir qui vous ĂȘtes. Je dirai Ă mon mari...
â Eh bien ! moi, je lui montrerai quelque chose Ă votre mari !
Et Lheureux tira de son coffre-fort un reçu de dix-huit cents francs, quâelle lui avait donnĂ© lors de lâescompte Vinçart.
â Croyez-vous, ajouta-t-il, quâil ne comprenne pas votre petit vol, ce pauvre cher homme !
Elle sâaffaissa, plus assommĂ©e quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© par un coup de massue. Il se promenait depuis la fenĂȘtre jusquâau bureau, tout en rĂ©pĂ©tant :
â Ah ! je lui montrerai bien... je lui montrerai bien...
Ensuite il se rapprocha dâelle, et, dâune voix douce :
â Ce nâest pas amusant, je le sais ; personne, aprĂšs tout, nâen est mort, et, puisque câest le seul 600
moyen qui vous reste de me rendre mon argent...
â Mais oĂč en trouverai-je ? dit Emma en se tordant les bras.
â Ah bah ! quand on a comme vous des amis !