« â As-tu tes pistolets ?
« â Pourquoi ?
« â Mais... pour te dĂ©fendre, reprit Emma.
« â Est-ce de ton mari ? Ah ! le pauvre garçon !
« Et Rodolphe acheva sa phrase avec un geste qui signifiait : je lâĂ©craserais dâune chiquenaude.
« Elle fut Ă©bahie de sa bravoure, bien quâelle y 832
sentĂźt une sorte dâindĂ©licatesse et de grossiĂšretĂ© naĂŻve, qui la scandalisa.
« Rodolphe rĂ©flĂ©chit beaucoup Ă cette histoire de pistolets. Si elle avait parlĂ© sĂ©rieusement, cela Ă©tait fort ridicule, pensait-il, odieux mĂȘme, car il nâavait, lui, aucune raison de haĂŻr ce bon Charles, nâĂ©tant pas ce qui sâappelle dĂ©vorĂ© de jalousie ; â
et Ă ce propos Emma lui avait fait un grand serment, quâil ne trouvait pas, non plus, du meilleur goĂ»t.
« Dâailleurs, elle devenait bien sentimentale. Il avait fallu sâĂ©changer des miniatures, on sâĂ©tait coupĂ© des poignĂ©es de cheveux, et elle demandait Ă prĂ©sent une bague, un vĂ©ritable anneau de mariage, en signe dâalliance Ă©ternelle. Souvent elle lui parlait des cloches du soir, ou des voix de la nature, puis elle lâentretenait de sa mĂšre Ă elle, et de sa mĂšre Ă lui. »
Elle lâennuyait enfin.
Puis, page 4531 : « Il (Rodolphe) nâavait plus, comme autrefois, de ces mots si doux qui la faisaient pleurer, ni de ces vĂ©hĂ©mentes caresses 1 Page 289.
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qui la rendaient folle ; â si bien que leur grand amour, oĂč elle vivait plongĂ©e, parut se diminuer sous elle comme lâeau dâun fleuve qui sâabsorberait dans son lit, et elle aperçut la vase.
Elle nây voulut pas croire ; elle redoubla de tendresse ; et Rodolphe, de moins en moins, cacha son indiffĂ©rence.
« Elle ne savait pas si elle regrettait de lui avoir cĂ©dĂ©, ou si elle ne souhaitait point, au contraire, le chĂ©rir davantage. Lâhumiliation de se sentir faible se tournait en une rancune que les voluptĂ©s tempĂ©raient. Ce nâĂ©tait pas de lâattachement, mais comme une sĂ©duction permanente. Il la subjuguait. Elle en avait presque peur. »
Et vous craignez, monsieur lâavocat impĂ©rial, que les jeunes femmes lisent cela ! Je suis moins effrayĂ©, moins timide que vous. Pour mon compte personnel, je comprends Ă merveille que le pĂšre de famille dise Ă sa fille : Jeune femme, si ton cĆur, si ta conscience, si le sentiment religieux, si la voix du devoir ne suffisaient pas pour te faire marcher dans la droite voie, regarde, 834
mon enfant, regarde combien dâennuis, de souffrances, de douleurs et de dĂ©solations attendent la femme qui va chercher le bonheur ailleurs que chez elle ! Ce langage ne vous blesserait pas dans la bouche dâun pĂšre, eh bien !
M. Flaubert ne dit pas autre chose ; câest la peinture la plus vraie, la plus saisissante de ce que la femme qui a rĂȘvĂ© le bonheur en dehors de sa maison trouve immĂ©diatement.
Mais marchons, nous arrivons Ă toutes les aventures de la dĂ©sillusion. Vous mâopposez les caresses de LĂ©on Ă la page 601. HĂ©las ! elle va payer bientĂŽt la rançon de lâadultĂšre ; et cette rançon vous la trouverez terrible, Ă quelques pages plus loin de lâouvrage que vous incriminez.
Elle a cherchĂ© le bonheur dans lâadultĂšre, la malheureuse ! Et elle y a trouvĂ©, outre le dĂ©goĂ»t et la fatigue que la monotonie du mariage peut donner Ă une femme qui ne marche pas dans la voie du devoir, elle y a trouvĂ© la dĂ©sillusion, le mĂ©pris de lâhomme auquel elle sâĂ©tait livrĂ©e. Est-ce quâil manque quelque chose Ă ce mĂ©pris ? Oh 1 Page 437.
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non ! et vous ne le nierez pas, le livre est sous vos yeux : Rodolphe, qui sâest rĂ©vĂ©lĂ© si vil, lui donne une derniĂšre preuve dâĂ©goĂŻsme et de lĂąchetĂ©. Elle lui dit : « EmmĂšne-moi ! EnlĂšve-moi ! JâĂ©touffe, je ne puis plus respirer dans la maison de mon mari dont jâai fait la honte et le malheur. » Il hĂ©site ; elle insiste, enfin il promet, et le lendemain elle reçoit de lui une lettre foudroyante, sous laquelle elle tombe, Ă©crasĂ©e, anĂ©antie. Elle tombe malade, elle est mourante.
La livraison qui suit vous la montre dans toutes les convulsions dâune Ăąme qui se dĂ©bat, qui peut-ĂȘtre serait ramenĂ©e au devoir par lâexcĂšs de sa souffrance, mais malheureusement elle rencontre bientĂŽt lâenfant avec lequel elle avait jouĂ© quand elle Ă©tait inexpĂ©rimentĂ©e. VoilĂ le mouvement du roman, et puis vient lâexpiation.
Mais M. lâavocat impĂ©rial mâarrĂȘte et me dit : quand il serait vrai que le but de lâouvrage soit bon dâun bout Ă lâautre, est-ce que vous pouviez vous permettre des dĂ©tails obscĂšnes, comme ceux que vous vous ĂȘtes permis ?
TrĂšs certainement, je ne pouvais pas me 836
permettre de tels dĂ©tails, mais mâen suis-je permis ? OĂč sont-ils ? Jâarrive ici aux passages les plus incriminĂ©s. Je ne parle plus de lâaventure du fiacre, le tribunal a eu satisfaction Ă cet Ă©gard ; jâarrive aux passages que vous avez signalĂ©s comme contraires Ă la morale publique et qui forment un certain nombre de pages du numĂ©ro du 1er dĂ©cembre ; et pour faire disparaĂźtre tout lâĂ©chafaudage de votre accusation je nâai quâune chose Ă faire : restituer ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit vos citations, substituer, en un mot, le texte complet Ă vos dĂ©coupures.
Au bas de la page 721, LĂ©on, aprĂšs avoir Ă©tĂ© mis en rapport avec Homais le pharmacien, vient Ă lâhĂŽtel de Bourgogne ; et puis le pharmacien vient le chercher.
« Mais Emma venait de partir, exaspérée ; ce manque de parole au rendez-vous lui semblait un outrage.
« Puis, se calmant, elle finit par dĂ©couvrir quâelle lâavait sans doute calomniĂ©. Mais le dĂ©nigrement de ceux que nous aimons toujours 1 Pages 464 et 465.
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nous en détache quelque peu. Il ne faut pas toucher aux idoles ; la dorure en reste aux mains.
« Ils en vinrent à parler plus souvent de choses indifférentes à leur amour... »
Mon Dieu ! Câest pour les lignes que je viens de vous lire que nous sommes traduit devant vous. Ăcoutez maintenant :
« Ils en vinrent Ă parler plus souvent de choses indiffĂ©rentes Ă leur amour ; et dans les lettres quâEmma lui envoyait, il Ă©tait question de fleurs, de vers, de la lune et des Ă©toiles, ressources naĂŻves dâune passion affaiblie, qui essayait de sâaviver Ă tous les secours extĂ©rieurs. Elle se promettait continuellement, pour son prochain voyage, une fĂ©licitĂ© profonde ; puis elle sâavouait ne rien sentir dâextraordinaire. Mais cette dĂ©ception sâeffaçait vite, sous un espoir nouveau ; et Emma revenait Ă lui plus enflammĂ©e, plus haletante, plus avide. Elle se dĂ©shabillait brutalement, arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches comme une couleuvre qui glisse. Elle allait sur la pointe de ses pieds nus regarder encore une fois si la 838
porte Ă©tait fermĂ©e, puis elle faisait dâun seul geste tomber ensemble tous ses vĂȘtements : â et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson. »
Vous vous ĂȘtes arrĂȘtĂ© lĂ , monsieur lâavocat impĂ©rial ; permettez-moi de continuer :
« Cependant, il y avait sur ce front couvert de gouttes froides, sur ces lĂšvres balbutiantes, dans ces prunelles Ă©garĂ©es, dans lâĂ©treinte de ces bras, quelque chose dâextrĂȘme, de vague et de lugubre, qui semblait Ă LĂ©on se glisser entre eux, subtilement, comme pour les sĂ©parer. »
Vous appelez cela de la couleur lascive ; vous dites que cela donnerait le goĂ»t de lâadultĂšre ; vous dites que voilĂ des pages qui peuvent exciter, Ă©mouvoir les sens, â des pages lascives !
Mais la mort est dans ces pages. Vous nây pensez pas, monsieur lâavocat impĂ©rial, vous vous effarouchez de trouver lĂ les mots de corset, de vĂȘtements qui tombent ; et vous vous attachez Ă ces trois ou quatre mots de corset et de vĂȘtements qui tombent ! Voulez-vous que je montre comme quoi un corset peut paraĂźtre dans un livre 839
classique, et trĂšs classique ? Câest ce que je me donnerai le plaisir de faire tout Ă lâheure.
« Elle se dĂ©shabillait... (ah ! monsieur lâavocat impĂ©rial, que vous avez mal compris ce passage !) elle se dĂ©shabillait brutalement (la malheureuse), arrachant le lacet mince de son corset qui sifflait autour de ses hanches, comme une couleuvre qui glisse ; et pĂąle, sans parler, sĂ©rieuse, elle sâabattait contre sa poitrine, avec un long frisson... Il y avait sur ce front couvert de gouttes froides... dans lâĂ©treinte de ses bras, quelque chose de vague et de lugubre... »
Câest ici quâil faut se demander oĂč est la couleur lascive ? et oĂč est la couleur sĂ©vĂšre ? et si les sens de la jeune fille aux mains de laquelle tomberait ce livre peuvent ĂȘtre Ă©mus, excitĂ©s â
comme Ă la lecture dâun livre classique entre tous les classiques, que je citerai tout Ă lâheure, et qui a Ă©tĂ© rĂ©imprimĂ© mille fois, sans que jamais procureur impĂ©rial, ou royal, ait songĂ© Ă le poursuivre. Est-ce quâil y a quelque chose dâanalogue dans ce que je viens de vous lire ?
Est-ce que ce nâest pas, au contraire, lâexcitation 840
Ă lâhorreur du vice que « ce quelque chose de lugubre qui se glisse entre eux pour les sĂ©parer » ? Continuons, je vous prie.
« Il nâosait lui faire de questions ; mais, la discernant si expĂ©rimentĂ©e, elle avait dĂ» passer, se disait-il, par toutes les Ă©preuves de la souffrance et du plaisir. Ce qui le charmait autrefois lâeffrayait un peu maintenant.
Dâailleurs, il se rĂ©voltait contre lâabsorption, chaque jour plus grande, de sa personnalitĂ©. Il en voulait Ă Emma de cette victoire permanente. Il sâefforçait mĂȘme Ă ne pas la chĂ©rir ; puis, au craquement de ses bottines, il se sentait lĂąche, comme les ivrognes Ă la vue des liqueurs fortes. »
Est-ce que câest lascif, cela ?
Et puis, prenez le dernier paragraphe :