â Ah ! vraiment ! Ă Paris : et câest la premiĂšre fois que vous y allez, DantĂšs ?
â Oui.
â Vous y avez affaire ?
â Pas pour mon compte : une derniĂšre commission de notre pauvre capitaine LeclĂšre Ă remplir ; vous comprenez, Danglars, câest sacrĂ©.
Dâailleurs, soyez tranquille, je ne prendrai que le temps dâaller et revenir.
â Oui, oui, je comprends », dit tout haut Danglars.
Puis tout bas :
« à Paris, pour remettre à son adresse sans doute la lettre que le grand maréchal lui a donnée.
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Pardieu ! cette lettre me fait pousser une idĂ©e, une excellente idĂ©e ! Ah ! DantĂšs, mon ami, tu nâes pas encore couchĂ© au registre du Pharaon sous le numĂ©ro 1. »
Puis se retournant vers Edmond, qui sâĂ©loignait dĂ©jĂ :
« Bon voyage ! lui cria-t-il.
â Merci », rĂ©pondit Edmond en retournant la tĂȘte et en accompagnant ce mouvement dâun geste amical.
Puis les deux amants continuĂšrent leur route, calmes et joyeux comme deux Ă©lus qui montent au ciel.
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Complot
Danglars suivit Edmond et MercĂ©dĂšs des yeux jusquâĂ ce que les deux amants eussent disparu Ă lâun des angles du fort Saint-Nicolas ; puis, se retournant alors, il aperçut Fernand, qui Ă©tait retombĂ© pĂąle et frĂ©missant sur sa chaise, tandis que Caderousse balbutiait les paroles dâune chanson Ă boire.
« Ah çà ! mon cher monsieur, dit Danglars à Fernand, voilà un mariage qui ne me paraßt pas faire le bonheur de tout le monde !
â Il me dĂ©sespĂšre, dit Fernand.
â Vous aimiez donc MercĂ©dĂšs ?
â Je lâadorais !
â Depuis longtemps ?
â Depuis que nous nous connaissons, je lâai 69
toujours aimée.
â Et vous ĂȘtes lĂ Ă vous arracher les cheveux, au lieu de chercher remĂšde Ă la chose ! Que diable ! je ne croyais pas que ce fĂ»t ainsi quâagissaient les gens de votre nation.
â Que voulez-vous que je fasse ? demanda Fernand.
â Et que sais-je, moi ? Est-ce que cela me regarde ? Ce nâest pas moi, ce me semble, qui suis amoureux de Mlle MercĂ©dĂšs, mais vous.
Cherchez, dit lâĂvangile, et vous trouverez.
â Jâavais trouvĂ© dĂ©jĂ .
â Quoi ?
â Je voulais poignarder lâhomme, mais la femme mâa dit que sâil arrivait malheur Ă son fiancĂ©, elle se tuerait.
â Bah ! on dit ces choses-lĂ , mais on ne les fait point.
â Vous ne connaissez point MercĂ©dĂšs, monsieur : du moment oĂč elle a menacĂ©, elle exĂ©cuterait.
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â ImbĂ©cile ! murmura Danglars : quâelle se tue ou non, que mâimporte, pourvu que DantĂšs ne soit point capitaine.
â Et avant que MercĂ©dĂšs meure, reprit Fernand avec lâaccent dâune immuable rĂ©solution, je mourrais moi-mĂȘme.
â En voilĂ de lâamour ! dit Caderousse dâune voix de plus en plus avinĂ©e ; en voilĂ , ou je ne mây connais plus !
â Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un gentil garçon, et je voudrais, le diable mâemporte ! vous tirer de peine ; mais...
â Oui, dit Caderousse, voyons.
â Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivres : achĂšve la bouteille, et tu le seras tout Ă fait. Bois, et ne te mĂȘle pas de ce que nous faisons : pour ce que nous faisons il faut avoir toute sa tĂȘte.
â Moi ivre ? dit Caderousse, allons donc ! Jâen boirais encore quatre, de tes bouteilles, qui ne sont pas plus grandes que des bouteilles dâeau de Cologne ! PĂšre Pamphile, du vin ! »
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Et pour joindre la preuve Ă la proposition, Caderousse frappa avec son verre sur la table.
« Vous disiez donc, monsieur ? reprit Fernand, attendant avec avidité la suite de la phrase interrompue.
â Que disais-je ? Je ne me le rappelle plus. Cet ivrogne de Caderousse mâa fait perdre le fil de mes pensĂ©es.
â Ivrogne tant que tu le voudras ; tant pis pour ceux qui craignent le vin, câest quâils ont quelque mauvaise pensĂ©e quâils craignent que le vin ne leur tire du cĆur. »
Et Caderousse se mit Ă chanter les deux derniers vers dâune chanson fort en vogue Ă cette Ă©poque :
Tous les mĂ©chants sont buveurs dâeau,Câest bien prouvĂ© par le dĂ©luge.
« Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que vous voudriez me tirer de peine ; mais, ajoutiez-vous...