Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dÚs onze heures du matin, cette balustrade était 85
chargĂ©e de promeneurs impatients. CâĂ©taient les marins privilĂ©giĂ©s du Pharaon et quelques soldats, amis de DantĂšs. Tous avaient, pour faire honneur aux fiancĂ©s, fait voir le jour Ă leurs plus belles toilettes.
Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les armateurs du Pharaon devaient honorer de leur prĂ©sence le repas de noces de leur second ; mais câĂ©tait de leur part un si grand honneur accordĂ© Ă DantĂšs que personne nâosait encore y croire.
Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma Ă son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-mĂȘme, et M.
Morrel lui avait dit quâil viendrait dĂźner Ă la RĂ©serve.
En effet, un instant aprĂšs eux, M. Morrel fit Ă son tour son entrĂ©e dans la chambre et fut saluĂ© par les matelots du Pharaon dâun hourra unanime dâapplaudissements. La prĂ©sence de lâarmateur Ă©tait pour eux la confirmation du bruit qui courait dĂ©jĂ que DantĂšs serait nommĂ© capitaine ; et comme DantĂšs Ă©tait fort aimĂ© Ă bord, ces braves 86
gens remerciaient ainsi lâarmateur de ce quâune fois par hasard son choix Ă©tait en harmonie avec leurs dĂ©sirs. Ă peine M. Morrel fut-il entrĂ© quâon dĂ©pĂȘcha unanimement Danglars et Caderousse vers le fiancĂ© : ils avaient mission de le prĂ©venir de lâarrivĂ©e du personnage important dont la vue avait produit une si vive sensation, et de lui dire de se hĂąter.
Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ils nâeurent pas fait cent pas, quâĂ la hauteur du magasin Ă poudre ils aperçurent la petite troupe qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles amies de MercédÚs et Catalanes comme elle, et qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le bras. PrÚs de la future marchait le pÚre DantÚs, et derriÚre eux venait Fernand avec son mauvais sourire.
Ni MercĂ©dĂšs ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants Ă©taient si heureux quâils ne voyaient quâeux seuls et ce beau ciel pur qui les bĂ©nissait.
Danglars et Caderousse sâacquittĂšrent de leur 87
mission dâambassadeurs ; puis aprĂšs avoir Ă©changĂ© une poignĂ©e de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ils allĂšrent, Danglars prendre place prĂšs de Fernand, Caderousse se ranger aux cĂŽtĂ©s du pĂšre DantĂšs, centre de lâattention gĂ©nĂ©rale.
Ce vieillard Ă©tait vĂȘtu de son bel habit de taffetas Ă©pinglĂ©, ornĂ© de larges boutons dâacier, taillĂ©s Ă facettes. Ses jambes grĂȘles, mais nerveuses, sâĂ©panouissaient dans de magnifiques bas de coton mouchetĂ©s, qui sentaient dâune lieue la contrebande anglaise. Ă son chapeau Ă trois cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus.
Enfin, il sâappuyait sur un bĂąton de bois tordu et recourbĂ© par le haut comme un pedum antique.
On eût dit un de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries.
PrĂšs de lui, nous lâavons dit, sâĂ©tait glissĂ© Caderousse, Caderousse que lâespĂ©rance dâun bon repas avait achevĂ© de rĂ©concilier avec les DantĂšs, Caderousse Ă qui il restait dans la mĂ©moire un vague souvenir de ce qui sâĂ©tait 88
passĂ© la veille, comme en se rĂ©veillant le matin on trouve dans son esprit lâombre du rĂȘve quâon a fait pendant le sommeil.
Danglars, en sâapprochant de Fernand, avait jetĂ© sur lâamant dĂ©sappointĂ© un regard profond.
Fernand, marchant derriĂšre les futurs Ă©poux, complĂštement oubliĂ© par MercĂ©dĂšs, qui dans cet Ă©goĂŻsme juvĂ©nile et charmant de lâamour nâavait dâyeux que pour son Edmond. Fernand Ă©tait pĂąle, puis rouge par bouffĂ©es subites qui disparaissaient pour faire place chaque fois Ă une pĂąleur croissante. De temps en temps, il regardait du cĂŽtĂ© de Marseille, et alors un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonner ses membres. Fernand semblait attendre ou tout au moins prĂ©voir quelque grand Ă©vĂ©nement.
DantĂšs Ă©tait simplement vĂȘtu. Appartenant Ă la marine marchande, il avait un habit qui tenait le milieu entre lâuniforme militaire et le costume civil ; et sous cet habit, sa bonne mine, que rehaussaient encore la joie et la beautĂ© de sa fiancĂ©e, Ă©tait parfaite.
MercédÚs était belle comme une de ces 89
Grecques de Chypre ou de CĂ©os, aux yeux dâĂ©bĂšne et aux lĂšvres de corail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchent les ArlĂ©siennes et les Andalouses. Une fille des villes eĂ»t peut-ĂȘtre essayĂ© de cacher sa joie sous un voile ou tout au moins sous le velours de ses paupiĂšres, mais MercĂ©dĂšs souriait et regardait tous ceux qui lâentouraient, et son sourire et son regard disaient aussi franchement quâauraient pu le dire ses paroles : Si vous ĂȘtes mes amis, rĂ©jouissez-vous avec moi, car, en vĂ©ritĂ©, je suis bien heureuse !
DÚs que les fiancés et ceux qui les accompagnaient furent en vue de la Réserve, M.
Morrel descendit et sâavança Ă son tour au-devant dâeux, suivi des matelots et des soldats avec lesquels il Ă©tait restĂ©, et auxquels il avait renouvelĂ© la promesse dĂ©jĂ faite Ă DantĂšs quâil succĂ©derait au capitaine LeclĂšre. En le voyant venir, Edmond quitta le bras de sa fiancĂ©e et le passa sous celui de M. Morrel. Lâarmateur et la jeune fille donnĂšrent alors lâexemple en montant les premiers lâescalier de bois qui conduisait Ă la chambre oĂč le dĂźner Ă©tait servi, et qui cria 90
pendant cinq minutes sous les pas pesants des convives.
« Mon pĂšre, dit MercĂ©dĂšs en sâarrĂȘtant au milieu de la table, vous Ă ma droite, je vous prie ; quant Ă ma gauche, jây mettrai celui qui mâa servi de frĂšre », fit-elle avec une douceur qui pĂ©nĂ©tra au plus profond du cĆur de Fernand comme un coup de poignard.
Ses lĂšvres blĂȘmirent, et sous la teinte bistrĂ©e de son mĂąle visage on put voir encore une fois le sang se retirer peu Ă peu pour affluer au cĆur.
Pendant ce temps, DantĂšs avait exĂ©cutĂ© la mĂȘme manĆuvre ; Ă sa droite il avait mis M.
Morrel, Ă sa gauche Danglars ; puis de la main il avait fait signe Ă chacun de se placer Ă sa fantaisie.
DĂ©jĂ couraient autour de la table les saucissons dâArles Ă la chair brune et au fumet accentuĂ©, les langoustes Ă la cuirasse Ă©blouissante, les prayres Ă la coquille rosĂ©e, les oursins, qui semblent des chĂątaignes entourĂ©es de leur enveloppe piquante, les clovisses, qui ont la prĂ©tention de remplacer avec supĂ©rioritĂ©, pour les 91
gourmets du Midi, les huĂźtres du Nord ; enfin tous ces hors-dâĆuvre dĂ©licats que la vague roule sur sa rive sablonneuse, et que les pĂȘcheurs reconnaissants dĂ©signent sous le nom gĂ©nĂ©rique de fruits de mer.
« Un beau silence ! dit le vieillard en savourant un verre de vin jaune comme la topaze, que le pĂšre Pamphile en personne venait dâapporter devant MercĂ©dĂšs. Dirait-on quâil y a ici trente personnes qui ne demandent quâĂ rire.
â Eh ! un mari nâest pas toujours gai, dit Caderousse.
â Le fait est, dit DantĂšs, que je suis trop heureux en ce moment pour ĂȘtre gai. Si câest comme cela que vous lâentendez, voisin, vous avez raison ! La joie fait quelquefois un effet Ă©trange, elle oppresse comme la douleur. »
Danglars observa Fernand, dont la nature impressionnable absorbait et renvoyait chaque Ă©motion.
« Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez quelque chose ? il me semble, au 92
contraire, que tout va selon vos désirs !
â Et câest justement cela qui mâĂ©pouvante, dit DantĂšs, il me semble que lâhomme nâest pas fait pour ĂȘtre si facilement heureux ! Le bonheur est comme ces palais des Ăźles enchantĂ©es dont les dragons gardent les portes. Il faut combattre pour le conquĂ©rir, et moi, en vĂ©ritĂ©, je ne sais en quoi jâai mĂ©ritĂ© le bonheur dâĂȘtre le mari de MercĂ©dĂšs.
â Le mari, le mari, dit Caderousse en riant, pas encore, mon capitaine ; essaie un peu de faire le mari, et tu verras comme tu seras reçu ! »
MercédÚs rougit.
Fernand se tourmentait sur sa chaise, tressaillait au moindre bruit, et de temps en temps essuyait de larges plaques de sueur qui perlaient sur son front, comme les premiĂšres gouttes dâune pluie dâorage.
« Ma foi, dit DantĂšs, voisin Caderousse, ce nâest point la peine de me dĂ©mentir pour si peu.
MercĂ©dĂšs nâest point encore ma femme, câest vrai... (il tira sa montre). Mais, dans une heure et demie elle le sera ! »
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Chacun poussa un cri de surprise, Ă lâexception du pĂšre DantĂšs, dont le large rire montra les dents encore belles. MercĂ©dĂšs sourit et ne rougit plus. Fernand saisit convulsivement le manche de son couteau.
« Dans une heure ! dit Danglars pĂąlissant lui-mĂȘme ; et comment cela ?
â Oui, mes amis, rĂ©pondit DantĂšs, grĂące au crĂ©dit de M. Morrel, lâhomme aprĂšs mon pĂšre auquel je dois le plus au monde, toutes les difficultĂ©s sont aplanies. Nous avons achetĂ© les bans, et Ă deux heures et demie le maire de Marseille nous attend Ă lâhĂŽtel de ville. Or, comme une heure et un quart viennent de sonner, je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que dans une heure trente minutes MercĂ©dĂšs sâappellera Mme DantĂšs. »
Fernand ferma les yeux : un nuage de feu brĂ»la ses paupiĂšres ; il sâappuya Ă la table pour ne pas dĂ©faillir, et, malgrĂ© tous ses efforts, ne put retenir un gĂ©missement sourd qui se perdit dans le bruit des rires et des fĂ©licitations de lâassemblĂ©e.
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« Câest bien agir, cela, hein, dit le pĂšre DantĂšs.