il va à la ville ! Holà ! Fernand ! tu te trompes, mon garçon !
â Câest toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droit le chemin des Vieilles-Infirmeries.
â En vĂ©ritĂ© ! dit Caderousse, eh bien, jâaurais jurĂ© quâil tournait Ă droite ; dĂ©cidĂ©ment le vin est un traĂźtre.
â Allons, allons, murmura Danglars, je crois que maintenant la chose est bien lancĂ©e, et quâil nây a plus quâĂ la laisser marcher toute seule. »
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Le repas de fiançailles
Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva pur et brillant, et les premiers rayons dâun rouge pourpre diaprĂšrent de leurs rubis les pointes Ă©cumeuses des vagues.
Le repas avait Ă©tĂ© prĂ©parĂ© au premier Ă©tage de cette mĂȘme RĂ©serve, avec la tonnelle de laquelle nous avons dĂ©jĂ fait connaissance. CâĂ©tait une grande salle Ă©clairĂ©e par cinq ou six fenĂȘtres, au-dessus de chacune desquelles (explique le phĂ©nomĂšne qui pourra !) Ă©tait Ă©crit le nom dâune des grandes villes de France.
Une balustrade en bois, comme le reste du bĂątiment, rĂ©gnait tout le long de ces fenĂȘtres.
Quoique le repas ne fût indiqué que pour midi, dÚs onze heures du matin, cette balustrade était 85
chargĂ©e de promeneurs impatients. CâĂ©taient les marins privilĂ©giĂ©s du Pharaon et quelques soldats, amis de DantĂšs. Tous avaient, pour faire honneur aux fiancĂ©s, fait voir le jour Ă leurs plus belles toilettes.
Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les armateurs du Pharaon devaient honorer de leur prĂ©sence le repas de noces de leur second ; mais câĂ©tait de leur part un si grand honneur accordĂ© Ă DantĂšs que personne nâosait encore y croire.
Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma Ă son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-mĂȘme, et M.
Morrel lui avait dit quâil viendrait dĂźner Ă la RĂ©serve.
En effet, un instant aprĂšs eux, M. Morrel fit Ă son tour son entrĂ©e dans la chambre et fut saluĂ© par les matelots du Pharaon dâun hourra unanime dâapplaudissements. La prĂ©sence de lâarmateur Ă©tait pour eux la confirmation du bruit qui courait dĂ©jĂ que DantĂšs serait nommĂ© capitaine ; et comme DantĂšs Ă©tait fort aimĂ© Ă bord, ces braves 86
gens remerciaient ainsi lâarmateur de ce quâune fois par hasard son choix Ă©tait en harmonie avec leurs dĂ©sirs. Ă peine M. Morrel fut-il entrĂ© quâon dĂ©pĂȘcha unanimement Danglars et Caderousse vers le fiancĂ© : ils avaient mission de le prĂ©venir de lâarrivĂ©e du personnage important dont la vue avait produit une si vive sensation, et de lui dire de se hĂąter.
Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ils nâeurent pas fait cent pas, quâĂ la hauteur du magasin Ă poudre ils aperçurent la petite troupe qui venait.
Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles amies de MercédÚs et Catalanes comme elle, et qui accompagnaient la fiancée à laquelle Edmond donnait le bras. PrÚs de la future marchait le pÚre DantÚs, et derriÚre eux venait Fernand avec son mauvais sourire.
Ni MercĂ©dĂšs ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants Ă©taient si heureux quâils ne voyaient quâeux seuls et ce beau ciel pur qui les bĂ©nissait.
Danglars et Caderousse sâacquittĂšrent de leur 87
mission dâambassadeurs ; puis aprĂšs avoir Ă©changĂ© une poignĂ©e de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ils allĂšrent, Danglars prendre place prĂšs de Fernand, Caderousse se ranger aux cĂŽtĂ©s du pĂšre DantĂšs, centre de lâattention gĂ©nĂ©rale.
Ce vieillard Ă©tait vĂȘtu de son bel habit de taffetas Ă©pinglĂ©, ornĂ© de larges boutons dâacier, taillĂ©s Ă facettes. Ses jambes grĂȘles, mais nerveuses, sâĂ©panouissaient dans de magnifiques bas de coton mouchetĂ©s, qui sentaient dâune lieue la contrebande anglaise. Ă son chapeau Ă trois cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus.
Enfin, il sâappuyait sur un bĂąton de bois tordu et recourbĂ© par le haut comme un pedum antique.
On eût dit un de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries.
PrĂšs de lui, nous lâavons dit, sâĂ©tait glissĂ© Caderousse, Caderousse que lâespĂ©rance dâun bon repas avait achevĂ© de rĂ©concilier avec les DantĂšs, Caderousse Ă qui il restait dans la mĂ©moire un vague souvenir de ce qui sâĂ©tait 88
passĂ© la veille, comme en se rĂ©veillant le matin on trouve dans son esprit lâombre du rĂȘve quâon a fait pendant le sommeil.
Danglars, en sâapprochant de Fernand, avait jetĂ© sur lâamant dĂ©sappointĂ© un regard profond.
Fernand, marchant derriĂšre les futurs Ă©poux, complĂštement oubliĂ© par MercĂ©dĂšs, qui dans cet Ă©goĂŻsme juvĂ©nile et charmant de lâamour nâavait dâyeux que pour son Edmond. Fernand Ă©tait pĂąle, puis rouge par bouffĂ©es subites qui disparaissaient pour faire place chaque fois Ă une pĂąleur croissante. De temps en temps, il regardait du cĂŽtĂ© de Marseille, et alors un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonner ses membres. Fernand semblait attendre ou tout au moins prĂ©voir quelque grand Ă©vĂ©nement.
DantĂšs Ă©tait simplement vĂȘtu. Appartenant Ă la marine marchande, il avait un habit qui tenait le milieu entre lâuniforme militaire et le costume civil ; et sous cet habit, sa bonne mine, que rehaussaient encore la joie et la beautĂ© de sa fiancĂ©e, Ă©tait parfaite.
MercédÚs était belle comme une de ces 89
Grecques de Chypre ou de CĂ©os, aux yeux dâĂ©bĂšne et aux lĂšvres de corail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchent les ArlĂ©siennes et les Andalouses. Une fille des villes eĂ»t peut-ĂȘtre essayĂ© de cacher sa joie sous un voile ou tout au moins sous le velours de ses paupiĂšres, mais MercĂ©dĂšs souriait et regardait tous ceux qui lâentouraient, et son sourire et son regard disaient aussi franchement quâauraient pu le dire ses paroles : Si vous ĂȘtes mes amis, rĂ©jouissez-vous avec moi, car, en vĂ©ritĂ©, je suis bien heureuse !
DÚs que les fiancés et ceux qui les accompagnaient furent en vue de la Réserve, M.
Morrel descendit et sâavança Ă son tour au-devant dâeux, suivi des matelots et des soldats avec lesquels il Ă©tait restĂ©, et auxquels il avait renouvelĂ© la promesse dĂ©jĂ faite Ă DantĂšs quâil succĂ©derait au capitaine LeclĂšre. En le voyant venir, Edmond quitta le bras de sa fiancĂ©e et le passa sous celui de M. Morrel. Lâarmateur et la jeune fille donnĂšrent alors lâexemple en montant les premiers lâescalier de bois qui conduisait Ă la chambre oĂč le dĂźner Ă©tait servi, et qui cria 90
pendant cinq minutes sous les pas pesants des convives.
« Mon pĂšre, dit MercĂ©dĂšs en sâarrĂȘtant au milieu de la table, vous Ă ma droite, je vous prie ; quant Ă ma gauche, jây mettrai celui qui mâa servi de frĂšre », fit-elle avec une douceur qui pĂ©nĂ©tra au plus profond du cĆur de Fernand comme un coup de poignard.
Ses lĂšvres blĂȘmirent, et sous la teinte bistrĂ©e de son mĂąle visage on put voir encore une fois le sang se retirer peu Ă peu pour affluer au cĆur.
Pendant ce temps, DantĂšs avait exĂ©cutĂ© la mĂȘme manĆuvre ; Ă sa droite il avait mis M.
Morrel, Ă sa gauche Danglars ; puis de la main il avait fait signe Ă chacun de se placer Ă sa fantaisie.
DĂ©jĂ couraient autour de la table les saucissons dâArles Ă la chair brune et au fumet accentuĂ©, les langoustes Ă la cuirasse Ă©blouissante, les prayres Ă la coquille rosĂ©e, les oursins, qui semblent des chĂątaignes entourĂ©es de leur enveloppe piquante, les clovisses, qui ont la prĂ©tention de remplacer avec supĂ©rioritĂ©, pour les 91