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Il supplia un jour le geĂŽlier de demander pour lui un compagnon, quel qu’il fĂ»t, ce compagnon dĂ»t-il ĂȘtre cet abbĂ© fou dont il avait entendu parler. Sous l’écorce du geĂŽlier, si rude qu’elle soit, il reste toujours un peu de l’homme. Celui-ci avait souvent, du fond du cƓur, et quoique son visage n’en eĂ»t rien dit, plaint ce malheureux jeune homme, Ă  qui la captivitĂ© Ă©tait si dure ; il transmit la demande du numĂ©ro 34 au gouverneur ; mais celui-ci, prudent comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© un homme politique, se figura que DantĂšs voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s’aider d’un ami dans quelque tentative d’évasion, et il refusa.

DantÚs avait épuisé le cercle des ressources humaines. Comme nous avons dit que cela devait arriver, il se tourna alors vers Dieu.

Toutes les idées pieuses éparses dans le monde, et que glanent les malheureux courbés par la destinée, vinrent alors rafraßchir son esprit ; il se rappela les priÚres que lui avait apprises sa mÚre, et leur trouva un sens jadis ignoré de lui ; 317

car, pour l’homme heureux, la priĂšre demeure un assemblage monotone et vide de sens, jusqu’au jour oĂč la douleur vient expliquer Ă  l’infortunĂ© ce langage sublime Ă  l’aide duquel il parle Ă  Dieu.

Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En priant tout haut, il ne s’effrayait plus de ses paroles ; alors il tombait dans des espĂšces d’extases ; il voyait Dieu Ă©clatant Ă  chaque mot qu’il prononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait Ă  la volontĂ© de ce Dieu puissant, s’en faisait des leçons, se proposait des tĂąches Ă  accomplir, et, Ă  la fin de chaque priĂšre, glissait le vƓu intĂ©ressĂ© que les hommes trouvent bien plus souvent moyen d’adresser aux hommes qu’à Dieu : Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons Ă  ceux qui nous ont offensĂ©s.

Malgré ses priÚres ferventes, DantÚs demeura prisonnier.

Alors son esprit devint sombre, un nuage s’épaissit devant ses yeux. DantĂšs Ă©tait un homme simple et sans Ă©ducation ; le passĂ© Ă©tait restĂ© pour lui couvert de ce voile sombre que 318

soulĂšve la science. Il ne pouvait, dans la solitude de son cachot et dans le dĂ©sert de sa pensĂ©e, reconstruire les Ăąges rĂ©volus, ranimer les peuples Ă©teints, rebĂątir les villes antiques, que l’imagination grandit et poĂ©tise, et qui passent devant les yeux, gigantesques et Ă©clairĂ©es par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn ; lui n’avait que son passĂ© si court, son prĂ©sent si sombre, son avenir si douteux : dix-neuf ans de lumiĂšre Ă  mĂ©diter peut-ĂȘtre dans une Ă©ternelle nuit ! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide : son esprit Ă©nergique, et qui n’eĂ»t pas mieux aimĂ© que de prendre son vol Ă  travers les Ăąges, Ă©tait forcĂ© de rester prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors Ă  une idĂ©e, Ă  celle de son bonheur dĂ©truit sans cause apparente et par une fatalitĂ© inouĂŻe ; il s’acharnait sur cette idĂ©e, la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la dĂ©vorant pour ainsi dire Ă  belles dents, comme dans l’enfer de Dante l’impitoyable Ugolin dĂ©vore le crĂąne de l’archevĂȘque Roger. DantĂšs n’avait eu qu’une foi passagĂšre, basĂ©e sur la puissance ; il la perdit comme d’autres la perdent aprĂšs le succĂšs.

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Seulement, il n’avait pas profitĂ©.

La rage succĂ©da Ă  l’ascĂ©tisme. Edmond lançait des blasphĂšmes qui faisaient reculer d’horreur le geĂŽlier ; il brisait son corps contre les murs de sa prison ; il s’en prenait avec fureur Ă  tout ce qui l’entourait, et surtout Ă  lui-mĂȘme, de la moindre contrariĂ©tĂ© que lui faisait Ă©prouver un grain de sable, un fĂ©tu de paille, un souffle d’air. Alors cette lettre dĂ©nonciatrice qu’il avait vue, que lui avait montrĂ©e Villefort, qu’il avait touchĂ©e, lui revenait Ă  l’esprit, chaque ligne flamboyait sur la muraille comme le Mane, Thecel, PharĂšs de Balthazar. Il se disait que c’était la haine des hommes et non la vengeance de Dieu qui l’avait plongĂ© dans l’abĂźme oĂč il Ă©tait ; il vouait ces hommes inconnus Ă  tous les supplices dont son ardente imagination lui fournissait l’idĂ©e, et il trouvait encore que les plus terribles Ă©taient trop doux et surtout trop courts pour eux ; car aprĂšs le supplice venait la mort ; et dans la mort Ă©tait, sinon le repos, du moins l’insensibilitĂ© qui lui ressemble.

À force de se dire Ă  lui-mĂȘme, Ă  propos de ses 320

ennemis, que le calme Ă©tait la mort, et qu’à celui qui veut punir cruellement il faut d’autres moyens que la mort, il tomba dans l’immobilitĂ© morne des idĂ©es de suicide ; malheur Ă  celui qui, sur la pente du malheur, s’arrĂȘte Ă  ces sombres idĂ©es ! C’est une de ces mers mortes qui s’étendent comme l’azur des flots purs, mais dans lesquelles le nageur sent de plus en plus s’engluer ses pieds dans une vase bitumineuse qui l’attire Ă  elle, l’aspire, l’engloutit. Une fois pris ainsi, si le secours divin ne vient point Ă  son aide, tout est fini, et chaque effort qu’il tente l’enfonce plus avant dans la mort.

Cependant cet Ă©tat d’agonie morale est moins terrible que la souffrance qui l’a prĂ©cĂ©dĂ© et que le chĂątiment qui le suivra peut-ĂȘtre ; c’est une espĂšce de consolation vertigineuse qui vous montre le gouffre bĂ©ant, mais au fond du gouffre le nĂ©ant. ArrivĂ© lĂ , Edmond trouva quelque consolation dans cette idĂ©e ; toutes ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortĂšge de spectres qu’elles traĂźnaient Ă  leur suite, parurent s’envoler de ce coin de sa prison oĂč l’ange de la mort pouvait poser son pied silencieux. DantĂšs regarda 321

avec calme sa vie passĂ©e, avec terreur sa vie future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait ĂȘtre un lieu d’asile.

« Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses lointaines, quand j’étais encore un homme, et quand cet homme, libre et puissant, jetait Ă  d’autres hommes des commandements qui Ă©taient exĂ©cutĂ©s, j’ai vu le ciel se couvrir, la mer frĂ©mir et gronder, l’orage naĂźtre dans un coin du ciel, et comme un aigle gigantesque battre les deux horizons de ses deux ailes ; alors je sentais que mon vaisseau n’était plus qu’un refuge impuissant, car mon vaisseau, lĂ©ger comme une plume Ă  la main d’un gĂ©ant, tremblait et frissonnait lui-mĂȘme. BientĂŽt, au bruit effroyable des lames, l’aspect des rochers tranchants m’annonçait la mort, et la mort m’épouvantait ; je faisais tous mes efforts pour y Ă©chapper, et je rĂ©unissais toutes les forces de l’homme et toute l’intelligence du marin pour lutter avec Dieu !...

C’est que j’étais heureux alors, c’est que revenir Ă  la vie, c’était revenir au bonheur ; c’est que cette mort, je ne l’avais pas appelĂ©e, je ne l’avais pas choisie ; c’est que le sommeil enfin me 322

paraissait dur sur ce lit d’algues et de cailloux ; c’est que je m’indignais, moi qui me croyais une crĂ©ature faite Ă  l’image de Dieu de servir, aprĂšs ma mort, de pĂąture aux goĂ©lands et aux vautours.

Mais aujourd’hui c’est autre chose : j’ai perdu tout ce qui pouvait me faire aimer la vie, aujourd’hui la mort me sourit comme une nourrice Ă  l’enfant qu’elle va bercer ; mais aujourd’hui je meurs Ă  ma guise, et je m’endors las et brisĂ©, comme je m’endormais aprĂšs un de ces soirs de dĂ©sespoir et de rage pendant lesquels j’avais comptĂ© trois mille tours dans ma chambre, c’est-Ă -dire trente mille pas, c’est-Ă -dire Ă  peu prĂšs dix lieues. »

DĂšs que cette pensĂ©e eut germĂ© dans l’esprit du jeune homme, il devint plus doux, plus souriant ; il s’arrangea mieux de son lit dur et de son pain noir, mangea moins, ne dormit plus, et trouva Ă  peu prĂšs supportable ce reste d’existence qu’il Ă©tait sĂ»r de laisser lĂ  quand il voudrait, comme on laisse un vĂȘtement usĂ©.

Il y avait deux moyens de mourir : l’un Ă©tait simple, il s’agissait d’attacher son mouchoir Ă  un 323

barreau de la fenĂȘtre et de se pendre ; l’autre consistait Ă  faire semblant de manger et Ă  se laisser mourir de faim. Le premier rĂ©pugna fort Ă  DantĂšs. Il avait Ă©tĂ© Ă©levĂ© dans l’horreur des pirates, gens que l’on pend aux vergues des bĂątiments ; la pendaison Ă©tait donc pour lui une espĂšce de supplice infamant qu’il ne voulait pas s’appliquer Ă  lui-mĂȘme ; il adopta donc le deuxiĂšme, et en commença l’exĂ©cution le jour mĂȘme.

PrĂšs de quatre annĂ©es s’étaient Ă©coulĂ©es dans les alternatives que nous avons racontĂ©es. À la fin de la deuxiĂšme, DantĂšs avait cessĂ© de compter les jours et Ă©tait retombĂ© dans cette ignorance du temps dont autrefois l’avait tirĂ© l’inspecteur.

DantĂšs avait dit : « Je veux mourir » et s’était choisi son genre de mort ; alors il l’avait bien envisagĂ©, et de peur de revenir sur sa dĂ©cision, il s’était fait serment Ă  lui-mĂȘme de mourir ainsi.

Quand on me servira mon repas du matin et mon repas du soir, avait-il pensĂ©, je jetterai les aliments par la fenĂȘtre et j’aurai l’air de les avoir mangĂ©s.

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Il le fit comme il s’était promis de le faire.

Deux fois le jour, par la petite ouverture grillĂ©e qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d’abord gaiement, puis avec rĂ©flexion, puis avec regret ; il lui fallut le souvenir du serment qu’il s’était fait pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui lui rĂ©pugnaient autrefois, la faim, aux dents aiguĂ«s, les lui faisait paraĂźtre appĂ©tissants Ă  l’Ɠil et exquis Ă  l’odorat ; quelquefois, il tenait pendant une heure Ă  sa main le plat qui le contenait, l’Ɠil fixĂ© sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C’étaient les derniers instincts de la vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en temps terrassaient sa rĂ©solution. Alors son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son Ă©tat lui semblait moins dĂ©sespĂ©rĂ© ; il Ă©tait jeune encore ; il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante ans Ă  vivre Ă  peu prĂšs, c’est-Ă -dire deux fois ce qu’il avait vĂ©cu. Pendant ce laps de temps immense, que d’évĂ©nements pouvaient forcer les portes, renverser les murailles du chĂąteau d’If et le rendre Ă  la libertĂ© ! Alors, il 325

approchait ses dents du repas que, Tantale volontaire, il Ă©loignait lui-mĂȘme de sa bouche ; mais alors le souvenir de son serment lui revenait Ă  l’esprit, et cette gĂ©nĂ©reuse nature avait trop peur de se mĂ©priser soi-mĂȘme pour manquer Ă  son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le peu d’existence qui lui restait, et un jour vint oĂč il n’eut plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper qu’on lui apportait.

Le lendemain il ne voyait plus, il entendait Ă  peine.

Le geÎlier croyait à une maladie grave ; Edmond espérait dans une mort prochaine.

La journĂ©e s’écoula ainsi : Edmond sentait un vague engourdissement, qui ne manquait pas d’un certain bien-ĂȘtre, le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac s’étaient assoupis ; les ardeurs de sa soif s’étaient calmĂ©es ; lorsqu’il fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs brillantes pareilles Ă  ces feux follets qui courent la nuit sur les terrains fangeux : c’était le crĂ©puscule de ce pays inconnu qu’on appelle la mort. Tout Ă  coup le soir, vers neuf heures, il 326

entendit un bruit sourd à la paroi du mur contre lequel il était couché.

Tant d’animaux immondes Ă©taient venus faire leur bruit dans cette prison que, peu Ă  peu, Edmond avait habituĂ© son sommeil Ă  ne pas se troubler de si peu de chose ; mais cette fois, soit que ses sens fussent exaltĂ©s par l’abstinence, soit que rĂ©ellement le bruit fĂ»t plus fort que de coutume, soit que dans ce moment suprĂȘme tout acquĂźt de l’importance, Edmond souleva sa tĂȘte pour mieux entendre.

C’était un grattement Ă©gal qui semblait accuser, soit une griffe Ă©norme, soit une dent puissante, soit enfin la pression d’un instrument quelconque sur des pierres.

Bien qu’affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappĂ© par cette idĂ©e banale constamment prĂ©sente Ă  l’esprit des prisonniers : la libertĂ©. Ce bruit arrivait si juste au moment oĂč tout bruit allait cesser pour lui, qu’il lui semblait que Dieu se montrait enfin pitoyable Ă  ses souffrances et lui envoyait ce bruit pour l’avertir de s’arrĂȘter au bord de la tombe oĂč chancelait dĂ©jĂ  son pied. Qui 327

pouvait savoir si un de ses amis, un de ces ĂȘtres bien-aimĂ©s auxquels il avait songĂ© si souvent qu’il y avait usĂ© sa pensĂ©e, ne s’occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas Ă  rapprocher la distance qui les sĂ©parait ?

Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c’était un de ces rĂȘves qui flottent Ă  la porte de la mort.

Cependant, Edmond Ă©coutait toujours ce bruit.

Ce bruit dura trois heures Ă  peu prĂšs, puis Edmond entendit une sorte de croulement, aprĂšs quoi le bruit cessa.

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