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En voilà assez, peut-être ! notre tour est venu, tu 759

le disais toi-même... Quand je pense que le père, le grand-père, le père du grand-père, tous ceux d’auparavant, ont souffert ce que nous souffrons, et que nos fils, les fils de nos fils le souffriront encore, ça me rend folle, je prendrais un couteau... L’autre jour, nous n’en avons pas fait assez. Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu’à la dernière brique. Et, tu ne sais pas ? je n’ai qu’un regret, c’est de n’avoir pas laissé le vieux étrangler la fille de la Piolaine... On laisse bien la faim étrangler mes petits, à moi !

Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. L’horizon fermé n’avait pas voulu s’ouvrir, l’idéal impossible tournait en poison, au fond de ce crâne fêlé par la douleur.

– Vous m’avez mal compris, put encore dire Étienne, qui battait en retraite. On devrait arriver à une entente avec la Compagnie : je sais que les puits souffrent beaucoup, sans doute elle consentirait à un arrangement.

– Non, rien du tout ! hurla-t-elle.

Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. Un monsieur leur avait 760

bien donné deux sous ; mais, comme la sœur allongeait toujours des coups de pied au petit frère, les deux sous étaient tombés dans la neige ; et, Jeanlin s’étant mis à les chercher avec eux, on ne les avait plus retrouvés.

– Où est-il, Jeanlin ?

– Maman, il a filé, il a dit qu’il avait des affaires.

Étienne écoutait, le cœur fendu. Jadis, elle menaçait de les tuer, s’ils tendaient jamais la main. Aujourd’hui, elle les envoyait elle-même sur les routes, elle parlait d’y aller tous, les dix mille charbonniers de Montsou, prenant le bâton et la besace des vieux pauvres, battant le pays épouvanté.

Alors, l’angoisse grandit encore, dans la pièce noire. Les mioches rentraient avec la faim, ils voulaient manger, pourquoi ne mangeait-on pas et ils grognèrent, se traînèrent, finirent par écraser les pieds de leur sœur mourante, qui eut un gémissement. Hors d’elle, la mère les gifla, au hasard des ténèbres. Puis, comme ils criaient plus fort en demandant du pain, elle fondit en larmes, 761

tomba assise sur le carreau, les saisit d’une seule étreinte, eux et la petite infirme ; et, longuement, ses pleurs coulèrent, dans une détente nerveuse qui la laissait molle, anéantie, bégayant à vingt reprises la même phrase, appelant la mort :

« Mon Dieu, pourquoi ne nous prenez-vous pas ?

mon Dieu, prenez-nous par pitié, pour en finir ! »

Le grand-père gardait son immobilité de vieil arbre tordu sous la pluie et le vent, tandis que le père marchait de la cheminée au buffet, sans tourner la tête.

Mais la porte s’ouvrit, et cette fois c’était le docteur Vanderhaghen.

– Diable ! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue... Dépêchons, je suis pressé.

Ainsi qu’à l’ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. Il avait heureusement des allumettes, le père dut en enflammer six, une à une, et les tenir, pour qu’il pût examiner la malade. Déballée de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d’une maigreur d’oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu’on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d’un sourire 762

égaré de moribonde, les yeux très grands, tandis que ses pauvres mains se crispaient sur sa poitrine creuse. Et, comme la mère, suffoquée, demandait si c’était raisonnable de prendre, avant elle, la seule enfant qui l’aidât au ménage, si intelligente, si douce, le docteur se fâcha.

– Tiens ! la voilà qui passe... Elle est morte de faim, ta sacrée gamine. Et elle n’est pas la seule, j’en ai vu une autre, à côté... Vous m’appelez, tous, je n’y peux rien, c’est de la viande qu’il faut pour vous guérir.

Maheu, les doigts brûlés, avait lâché l’allumette ; et les ténèbres retombèrent sur le petit cadavre encore chaud. Le médecin était reparti en courant. Étienne n’entendait plus dans la pièce noire que les sanglots de la Maheude, qui répétait son appel de mort, cette lamentation lugubre et sans fin.

– Mon Dieu, c’est mon tour, prenez-moi !...

Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en finir !

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III

Ce dimanche-là, dès huit heures, Souvarine resta seul dans la salle de l’Avantage, à sa place accoutumée, la tête contre le mur. Plus un charbonnier ne savait où prendre les deux sous d’une chope, jamais les débits n’avaient eu moins de clients. Aussi madame Rasseneur, immobile au comptoir, gardait-elle un silence irrité ; pendant que Rasseneur, debout devant la cheminée de fonte, semblait suivre, d’un air réfléchi, la fumée rousse du charbon.

Brusquement, dans cette paix lourde des pièces trop chauffées, trois petits coups secs, tapés contre une vitre de la fenêtre, firent tourner la tête à Souvarine. Il se leva, il avait reconnu le signal dont plusieurs fois déjà Étienne s’était servi pour l’appeler, lorsqu’il le voyait du dehors fumant sa cigarette, assis à une table vide. Mais, avant que le machineur eût gagné la porte, 764

Rasseneur l’avait ouverte ; et, reconnaissant l’homme qui était là, dans la clarté de la fenêtre, il lui disait :

– Est-ce que tu as peur que je ne te vende ?...

Vous serez mieux pour causer ici que sur la route.

Étienne entra. Madame Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu’il refusa d’un geste. Le cabaretier ajoutait :

– Il y a longtemps que j’ai deviné où tu te caches. Si j’étais un mouchard comme tes amis le disent, je t’aurais depuis huit jours envoyé les gendarmes.

– Tu n’as pas besoin de te défendre, répondit le jeune homme, je sais que tu n’as jamais mangé de ce pain-là... On peut ne pas avoir les mêmes idées et s’estimer tout de même.

Et le silence régna de nouveau. Souvarine avait repris sa chaise, le dos à la muraille, les yeux perdus sur la fumée de sa cigarette ; mais ses doigts fébriles étaient agités d’une inquiétude, il les promenait le long de ses genoux, cherchant le poil tiède de Pologne, absente ce soir-là ; et 765

c’était un malaise inconscient, une chose qui lui manquait, sans qu’il sût au juste laquelle.

Assis de l’autre côté de la table, Étienne dit enfin :

– C’est demain que le travail reprend au Voreux. Les Belges sont arrivés avec le petit Négrel.

– Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura Rasseneur resté debout. Pourvu qu’on ne se tue pas encore !

Puis, haussant la voix :

– Non, vois-tu, je ne veux pas recommencer à nous disputer, seulement ça finira par du vilain, si vous vous entêtez davantage... Tiens ! votre histoire est tout à fait celle de ton Internationale.

J’ai rencontré Pluchart avant-hier à Lille, où j’avais des affaires. Ça se détraque, sa machine, paraît-il.

Il donna des détails. L’Association, après avoir conquis les ouvriers du monde entier, dans un élan de propagande, dont la bourgeoisie frissonnait encore, était maintenant dévorée, 766

détruite un peu chaque jour, par la bataille intérieure des vanités et des ambitions. Depuis que les anarchistes y triomphaient, chassant les évolutionnistes de la première heure, tout craquait, le but primitif, la réforme du salariat, se noyait au milieu du tiraillement des sectes, les cadres savants se désorganisaient dans la haine de la discipline. Et déjà l’on pouvait prévoir l’avortement final de cette levée en masse, qui avait menacé un instant d’emporter d’une haleine la vieille société pourrie.

– Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. Avec ça, il n’a plus de voix du tout.

Pourtant, il parle quand même, il veut aller parler à Paris... Et il m’a répété à trois reprises que notre grève était fichue.

Étienne, les yeux à terre, le laissait tout dire, sans l’interrompre. La veille, il avait causé avec des camarades, il sentait passer sur lui des souffles de rancune et de soupçon, ces premiers souffles de l’impopularité, qui annoncent la défaite. Et il demeurait sombre, il ne voulait pas avouer son abattement, en face d’un homme qui 767

lui avait prédit que la foule le huerait à son tour, le jour où elle aurait à se venger d’un mécompte.

– Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. Mais c’était prévu, ça. Nous l’avons accepté à contrecœur, cette grève, nous ne comptions pas en finir avec la Compagnie... Seulement, on se grise, on se met à espérer des choses, et quand ça tourne mal, on oublie qu’on devait s’y attendre, on se lamente et on se dispute comme devant une catastrophe tombée du ciel.

– Alors, demanda Rasseneur, si tu crois la partie perdue, pourquoi ne fais-tu pas entendre raison aux camarades ?

Le jeune homme le regarda fixement.

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