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– Écoute, en voilà assez... Tu as tes idées, j’ai les miennes. Je suis entré chez toi, pour te montrer que je t’estime quand même. Mais je pense toujours que, si nous crevons à la peine, nos carcasses d’affamés serviront plus la cause du peuple que toute ta politique d’homme sage...

Ah ! si un de ces cochons de soldats pouvait me loger une balle en plein cœur, comme ce serait 768

crâne de finir ainsi !

Ses yeux s’étaient mouillés, dans ce cri où éclatait le secret désir du vaincu, le refuge où il aurait voulu perdre à jamais son tourment.

– Bien dit ! déclara madame Rasseneur, qui, d’un regard, jetait à son mari tout le dédain de ses opinions radicales.

Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu.

Sa face blonde de fille, au nez mince, aux petites dents pointues, s’ensauvageait dans une rêverie mystique, où passaient des visions sanglantes. Et il s’était mis à rêver tout haut, il répondait à une parole de Rasseneur sur l’Internationale, saisie au milieu de la conversation.

– Tous sont des lâches, il n’y avait qu’un homme pour faire de leur machine l’instrument terrible de la destruction. Mais il faudrait vouloir, personne ne veut, et c’est pourquoi la révolution avortera une fois encore.

Il continua, d’une voix de dégoût, à se lamenter sur l’imbécillité des hommes, pendant 769

que les deux autres restaient troublés de ces confidences de somnambule, faites aux ténèbres.

En Russie, rien ne marchait, il était désespéré des nouvelles qu’il avait reçues. Ses anciens camarades tournaient tous aux politiciens, les fameux nihilistes dont l’Europe tremblait, des fils de pope, des petits bourgeois, des marchands, ne s’élevaient pas au-delà de la libération nationale, semblaient croire à la délivrance du monde, quand ils auraient tué le despote ; et, dès qu’il leur parlait de raser la vieille humanité comme une moisson mûre, dès qu’il prononçait même le mot enfantin de république, il se sentait incompris, inquiétant, déclassé désormais, enrôlé parmi les princes ratés du cosmopolitisme révolutionnaire. Son cœur de patriote se débattait pourtant, c’était avec une amertume douloureuse qu’il répétait son mot favori :

– Des bêtises !... Jamais ils n’en sortiront, avec leurs bêtises !

Puis, baissant encore la voix, en phrases amères, il dit son ancien rêve de fraternité. Il n’avait renoncé à son rang et à sa fortune, il ne 770

s’était mis avec les ouvriers, que dans l’espoir de voir se fonder enfin cette société nouvelle du travail en commun. Tous les sous de ses poches avaient longtemps passé aux galopins du coron, il s’était montré pour les charbonniers d’une tendresse de frère, souriant à leur défiance, les conquérant par son air tranquille d’ouvrier exact et peu causeur. Mais, décidément, la fusion ne se faisait pas, il leur demeurait étranger, avec son mépris de tous les liens, sa volonté de se garder brave, en dehors des glorioles et des jouissances.

Et il était surtout, depuis le matin, exaspéré par la lecture d’un fait divers qui courait les journaux.

Sa voix changea, ses yeux s’éclaircirent, se fixèrent sur Étienne, et il s’adressa directement à lui.

– Comprends-tu ça, toi ? ces ouvriers chapeliers de Marseille qui ont gagné le gros lot de cent mille francs, et qui, tout de suite, ont acheté de la rente, en déclarant qu’ils allaient vivre sans rien faire !... Oui, c’est votre idée, à vous tous, les ouvriers français, déterrer un trésor, pour le manger seul ensuite, dans un coin 771

d’égoïsme et de fainéantise. Vous avez beau crier contre les riches, le courage vous manque de rendre aux pauvres l’argent que la fortune vous envoie... Jamais vous ne serez dignes du bonheur, tant que vous aurez quelque chose à vous, et que votre haine des bourgeois viendra uniquement de votre besoin enragé d’être des bourgeois à leur place.

Rasseneur éclata de rire, l’idée que les deux ouvriers de Marseille auraient dû renoncer au gros lot lui semblait stupide. Mais Souvarine blêmissait, son visage décomposé devenait effrayant, dans une de ces colères religieuses qui exterminent les peuples. Il cria :

– Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. Il naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de jouisseurs. Et, tenez ! vous voyez mes mains, si mes mains le pouvaient, elles prendraient la terre comme ça, elles la secoueraient jusqu’à la casser en miettes, pour que vous restiez tous sous les décombres.

– Bien dit ! répéta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu.

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Il se fit encore un silence. Puis, Étienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu’on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombé dans sa préoccupation, répondait à peine, savait seulement qu’on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse ; et l’inquiétude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s’aggravait à un tel point, qu’il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier.

– Où donc est Pologne ? demanda-t-il.

Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. Après une courte gêne, il se décida.

– Pologne ? elle est au chaud.

Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessée sans doute, n’avait plus fait que des lapins morts ; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s’était résigné, le jour même, à l’accommoder aux pommes de terre.

– Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir...

Hein ? tu t’en es léché les doigts !

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Souvarine n’avait pas compris d’abord. Puis, il devint très pâle, une nausée contracta son menton ; tandis que, malgré sa volonté de stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupières.

Mais on n’eut pas le temps de remarquer cette émotion, la porte s’était brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine.

Après s’être grisé de bière et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l’idée lui était venue d’aller à l’Avantage montrer aux anciens amis qu’il n’avait pas peur. Il entra, en disant à sa maîtresse :

– Nom de Dieu ! je te dis que tu vas boire une chope là-dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers !

Catherine, à la vue d’Étienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air mauvais.

– Madame Rasseneur, deux chopes ! Nous arrosons la reprise du travail.

Sans une parole, elle versa, en femme qui ne 774

refusait sa bière à personne. Un silence s’était fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n’avaient bougé de leur place.

– J’en connais qui ont dit que j’étais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j’attends que ceux-là me le répètent un peu en face, pour qu’on s’explique à la fin.

Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête, regardaient vaguement les murs.

– Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n’ai rien à cacher, j’ai quitté la sale baraque à Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu’on m’a donnés à conduire, parce qu’on m’estime. Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous en causerons.

Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses provocations, il s’emporta contre Catherine.

– Veux-tu boire, nom de Dieu !... Trinque avec moi à la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler !

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Elle trinqua, mais d’une main si tremblante, qu’on entendit le tintement léger des deux verres.

Lui, maintenant, avait tiré de sa poche une poignée de monnaie blanche, qu’il étalait par une ostentation d’ivrogne, en disant que c’était avec sa sueur qu’on gagnait ça, et qu’il défiait les feignants de montrer dix sous. L’attitude des camarades l’exaspérait, il en arriva aux insultes directes.

– Alors, c’est la nuit que les taupes sortent ? Il faut que les gendarmes dorment pour qu’on rencontre les brigands ?

Étienne s’était levé, très calme, résolu.

– Écoute, tu m’embêtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traîtrise, et ça me dégoûte de toucher à ta peau de vendu. N’importe ! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l’un des deux doit manger l’autre.

Chaval serra les poings.

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