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Albert Camus, LA PESTE (1947) 84

vous pourriez défaire ce que vous aviez contribué à faire. Mais cela vous est égal. Vous n'avez pensé à personne. Vous n'avez pas tenu compte de ceux qui étaient séparés.

Rieux reconnut que, dans un sens, cela était vrai, il n'avait pas voulu en tenir compte.

- Ah ! je vois, fit Rambert, vous allez parler de service public. Mais le bien public est fait du bonheur de chacun.

- Allons, dit le docteur qui semblait sortir d'une distraction, il y a cela et il y a autre chose. Il ne faut pas juger. Mais vous avez tort de vous fâcher. Si vous pouvez vous tirer de cette affaire, j'en serai profondément heureux. Simplement, il y a des choses que ma fonction m'interdit.

L'autre secoua la tête avec impatience.

[103] - Oui, j'ai tort de me fâcher. Et je vous ai pris assez de temps comme cela.

Rieux lui demanda de le tenir au courant de ses démarches et de ne pas lui garder rancune. Il y avait sûrement un plan sur lequel ils pouvaient se rencontrer. Rambert parut soudain perplexe :

- Je le crois, dit-il, après un silence, oui, je le crois malgré moi et malgré tout ce que vous m'avez dit.

Il hésita :

- Mais je ne puis pas vous approuver.

Il baissa son feutre sur le front et partit d'un pas rapide. Rieux le vit entrer dans l'hôtel où habitait Jean Tarrou.

Après un moment le docteur secoua la tête. Le journaliste avait raison dans son impatience de bonheur. Mais avait-il raison quand il l'accusait ? « Vous vivez dans l'abstraction. » Était-ce vraiment l'abstraction que ces journées passées dans son hôpital où la peste mettait les bouchées doubles, portant à cinq cents le nombre moyen des victimes par semaine ? Oui, il y avait dans le malheur une part d'abstraction et d'irréalité. Mais quand l'abstraction se met à vous tuer, il faut

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bien s'occuper de l'abstraction. Et Rieux savait seulement que ce n'était pas le plus facile. Ce n'était pas facile, par exemple, de diriger cet hôpital auxiliaire (il y en avait maintenant trois) dont il était chargé. Il avait fait aménager dans une pièce, donnant sur la salle de consultations, une chambre de réception. Le sol creusé formait un lac d'eau crésylée au centre duquel se trouvait un îlot de briques. Le malade était transporté sur son île, déshabillé rapidement et ses vêtements tombaient dans l'eau. Lavé, séché, recouvert de la chemise ru-gueuse de l'hôpital, il passait aux mains de Rieux, puis on le transpor-tait dans l'une des salles. On avait été obligé [104] d'utiliser les préaux d'une école qui contenait maintenant, et en tout, cinq cents lits dont la presque totalité était occupée. Après la réception du matin qu'il dirigeait lui-même, les malades vaccinés, les bubons incisés, Rieux vérifiait encore les statistiques, et retournait à ses consultations de l'après-midi. Dans la soirée enfin, il faisait ses visites et rentrait tard dans la nuit. La nuit précédente, sa mère avait remarqué, en lui tendant un télégramme de Mme Rieux jeune, que les mains du docteur tremblaient.

- Oui, disait-il, mais en persévérant, je serai moins nerveux.

Il était vigoureux et résistant. Et, en fait, il n'était pas encore fatigué. Mais ses visites, par exemple, lui devenaient insupportables.

Diagnostiquer la fièvre épidémique revenait à faire enlever rapidement le malade. Alors commençaient l'abstraction et la difficulté en effet, car la famille du malade savait qu'elle ne verrait plus ce dernier que guéri ou mort. « Pitié, docteur ! » disait Mme Loret, la mère de la femme de chambre qui travaillait à l'hôtel de Tarrou. Que signifiait cela ? Bien entendu, il avait pitié. Mais cela ne faisait avancer personne. Il fallait téléphoner. Bientôt le timbre de l'ambulance résonnait.

Les voisins, au début, ouvraient leurs fenêtres et regardaient. Plus tard, ils les fermaient avec précipitation. Alors commençaient les luttes, les larmes, la persuasion, l'abstraction en somme. Dans ces appartements surchauffés par la fièvre et l'angoisse, des scènes de folie se déroulaient. Mais le malade était emmené. Rieux pouvait partir.

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Les premières fois, il s'était borné à téléphoner et à courir vers d'autres malades, sans attendre l'ambulance. Mais les parents avaient alors fermé leur porte, préférant le tête-à-tête avec la peste à une séparation [105] dont ils connaissaient maintenant l'issue. Cris, injonc-tions, interventions de la police et, plus tard, de la force armée, le malade était pris d'assaut. Pendant les premières semaines, Rieux avait été obligé de rester jusqu'à l'arrivée de l'ambulance. Ensuite, quand chaque médecin fut accompagné dans ses tournées par un inspecteur volontaire, Rieux put courir d'un malade à l'autre. Mais dans les commencements, tous les soirs furent comme ce soir où, entré chez Mme Loret, dans un petit appartement décoré d'éventails et de fleurs arti-ficielles, il fut reçu par la mère qui lui dit avec un sourire mal dessiné :

- J'espère bien que ce n'est pas la fièvre dont tout le inonde parle.

Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les taches rouges sur le ventre et les cuisses, l'enflure des ganglions. La mère regardait entre les jambes de sa fille et criait, sans pouvoir se dominer. Tous les soirs des mères hurlaient ainsi, avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s'agrippaient à ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d'ambulance déclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur.

Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait espérer rien d'autre qu'une longue suite de scènes pareilles, indéfiniment renouvelées. Oui, la peste, comme l'abstraction, était monotone. Une seule chose peut-être changeait et c'était Rieux lui-même. Il le sentait ce soir-là, au pied du monument à la République, conscient seulement de la difficile indifférence qui commençait à l'emplir, regardant toujours la porte d'hôtel où Rambert avait disparu.

Au bout de ces semaines harassantes, après tous ces [106] crépuscules où la ville se déversait dans les rues pour y tourner en rond, Rieux comprenait qu'il n'avait plus à se défendre contre la pitié. On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile. Et dans la sensation de ce cœur fermé lentement sur lui-même, le docteur trouvait le seul soulagement de ces journées écrasantes. Il savait que sa tâche en serait

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facilitée. C'est pourquoi il s'en réjouissait. Lorsque sa mère, le recevant à deux heures du matin, s'affligeait du regard vide qu'il posait sur elle, elle déplorait précisément le seul adoucissement que Rieux pût alors recevoir. Pour lutter contre l'abstraction, il faut un peu lui ressembler. Mais comment cela pouvait-il être sensible à Rambert ?

L'abstraction pour Rambert était tout ce qui s'opposait à son bonheur.

Et à la vérité, Rieux savait que le journaliste avait raison, dans un certain sens. Mais il savait aussi qu'il arrive que l'abstraction se montre plus forte que le bonheur et qu'il faut alors, et alors seulement, en tenir compte. C'est ce qui devait arriver à Rambert et le docteur put l'apprendre dans le détail par les confidences que Rambert lui fit ulté-rieurement. Il put ainsi suivre, et sur un nouveau plan, cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cité pendant cette longue période.

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[107] Mais là où les uns voyaient l'abstraction, d'autres voyaient la vérité. La fin du premier mois de peste fut assombrie en effet par une recrudescence marquée de l'épidémie et un prêche véhément du Père Paneloux, le jésuite qui avait assisté le vieux Michel au début de sa maladie. Le Père Paneloux s'était déjà distingué par des collaborations fréquentes au bulletin de la Société géographique d'Oran, où ses reconstitutions épigraphiques faisaient autorité. Mais il avait gagné une audience plus étendue que celle d'un spécialiste en faisant une série de conférences sur l'individualisme moderne. Il s'y était fait le défen-seur chaleureux d'un christianisme exigeant, également éloigné du li-bertinage moderne et de l'obscurantisme des siècles passés. À cette occasion, il n'avait pas marchandé de dures vérités à son auditoire. De là, sa réputation.

Or, vers la fin de ce mois, les autorités ecclésiastiques de notre ville décidèrent de lutter contre la peste par leurs propres moyens, en organisant une semaine de prières collectives. Ces manifestations de la piété publique devaient se terminer le dimanche par une messe solen-nelle placée sous l'invocation de saint Roch, le [108] saint pestiféré. À

cette occasion, on avait demandé au Père Paneloux de prendre la parole. Depuis une quinzaine de jours, celui-ci s'était arraché à ses travaux sur saint Augustin et l'Église africaine qui lui avaient conquis une place à part dans son ordre. D'une nature fougueuse et passionnée, il avait

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accepté avec résolution la mission dont on le chargeait. Longtemps avant ce prêche, on en parlait déjà et il marqua, à sa manière, une date importante dans l'histoire de cette période.

La semaine fut suivie par un nombreux public. Ce n'est pas qu'en temps ordinaire, les habitants d'Oran soient particulièrement pieux.

Le dimanche matin, par exemple, les bains de mer font une concurrence sérieuse à la messe. Ce n'était pas non plus qu'une subite conver-sion les eût illuminés. Mais, d'une part, la ville fermée et le port interdit, les bains n'étaient plus possibles, et, d'autre part, ils se trouvaient dans un état d'esprit bien particulier où, sans avoir admis au fond d'eux-mêmes les événements surprenants qui les frappaient, ils sentaient bien, évidemment, que quelque chose était changé. Beaucoup cependant espéraient toujours que l'épidémie allait s'arrêter et qu'ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien. La peste n'était pour eux qu'une visiteuse désagréable qui devait partir un jour puisqu'elle était venue. Effrayés, mais non désespérés, le moment n'était pas encore arrivé où la peste leur apparaîtrait comme la forme même de leur vie et où ils oublie-raient l'existence que, jusqu'à elle, ils avaient pu mener. En somme, ils étaient dans l'attente. À l'égard de la religion, comme de beaucoup d'autres problèmes, la peste leur avait donné une tournure d'esprit singulière, aussi éloignée de l'indifférence que de la passion et qu'on pouvait assez bien définir par le [109] mot « objectivité ». La plupart de ceux qui suivirent la semaine de prières auraient fait leur, par exemple, le propos qu'un des fidèles devait tenir devant le docteur Rieux : « De toute façon, ça ne peut pas faire de mal. » Tarrou lui-même, après avoir noté dans ses carnets que les Chinois, en pareil cas, vont jouer du tambourin devant le génie de la peste, remarquait qu'il était absolument impossible de savoir si, en réalité, le tambourin se montrait plus efficace que les mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que, pour trancher la question, il eût fallu être renseigné sur l'existence d'un génie de la peste et que notre ignorance sur ce point stérilisait toutes les opinions qu'on pouvait avoir.

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La cathédrale de notre ville, en tout cas, fut à peu près remplie par les fidèles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoup d'habitants restaient encore dans les jardins de palmiers et de grena-diers qui s'étendent devant le porche, pour écouter la marée d'invoca-tions et de prières qui refluaient jusque dans les rues. Peu à peu, l'exemple aidant, les mêmes auditeurs se décidèrent à entrer et à mêler une voix timide aux répons de l'assistance. Et le dimanche, un peuple considérable envahit la nef, débordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis la veille, le ciel s'était assombri, la pluie tombait à verse. Ceux qui se tenaient dehors avaient ouvert leurs pa-rapluies. Une odeur d'encens et d'étoffes mouillées flottait dans la cathédrale quand le Père Paneloux monta en chaire.

Il était de taille moyenne, mais trapu. Quand il s'appuya sur le rebord de la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de lui qu'une forme épaisse et noire surmontée des deux taches de ses joues, rubicondes sous les lunettes d'acier. Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et lorsqu'il attaqua l'assistance [110]

d'une seule phrase véhémente et martelée : « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité », un remous parcourut l'assistance jusqu'au parvis.

Logiquement, ce qui suivit ne semblait pas se raccorder à cet exorde pathétique. C'est la suite du discours qui fit seulement comprendre à nos concitoyens que, par un procédé oratoire habile, le Père avait donné en une seule fois, comme on assène un coup, le thème de son prêche entier. Paneloux, tout de suite après cette phrase, en effet, cita le texte de l'Exode relatif à la peste en Égypte et dit : « La première fois que ce fléau apparaît dans l'histoire, c'est pour frapper les ennemis de Dieu. Pharaon s'oppose aux desseins éternels et la peste le fait alors tomber à genoux. Depuis le début de toute histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles. Méditez cela et tombez à genoux. »

La pluie redoublait au dehors et cette dernière phrase, prononcée au milieu d'un silence absolu, rendu plus profond encore par le crépitement de l'averse sur les vitraux, retentit avec un tel accent que

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quelques auditeurs, après une seconde d'hésitation, se laissèrent glisser de leur chaise sur le prie-Dieu. D'autres crurent qu'il fallait suivre leur exemple si bien que, de proche en proche, sans un autre bruit que le craquement de quelques chaises, tout l'auditoire se trouva bientôt à genoux. Paneloux se redressa alors, respira profondément et reprit sur un ton de plus en plus accentué : « Si, aujourd'hui, la peste vous regarde, c'est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler. Dans l'immense grange de l'univers, le fléau implacable battra le blé humain jusqu'à ce que la paille soit séparée du grain. Il y aura plus de paille que de grain, plus d'appelés [111] que d'élus, et ce malheur n'a pas été voulu par Dieu. Trop longtemps, ce monde a composé avec le mal, trop longtemps, il s'est reposé sur la miséricorde divine. Il suffisait du repentir, tout était permis. Et pour le repentir, chacun se sentait fort.

Le moment venu, on l'éprouverait assurément. D'ici là, le plus facile était de se laisser aller, la miséricorde divine ferait le reste. Eh bien !

cela ne pouvait durer. Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d'attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard. Privé de la lumière de Dieu, nous voici pour longtemps dans les ténèbres de la peste ! »

Dans la salle quelqu'un s'ébroua, comme un cheval impatient. Après une courte pause, le Père reprît, sur un ton plus bas : « On lit dans la Légende dorée qu'au temps du roi Humbert, en Lombardie, l'Italie fut ravagée d'une peste si violente qu'à peine les vivants suffisaient-ils à enterrer les morts et cette peste sévissait surtout à Rome et à Pavie.

Et un bon ange apparut visiblement, qui donnait des ordres au mauvais ange qui portait un épieu de chasse et il lui ordonnait de frapper les maisons ; et autant de fois qu'une maison recevait de coups, autant y avait-il de morts qui en sortaient. »

Paneloux tendit ici ses deux bras courts dans la direction du parvis, comme s'il montrait quelque chose derrière le rideau mouvant de la pluie : « Mes frères, dit-il avec force, c'est la même chasse mortelle qui court aujourd'hui dans nos rues. Voyez-le, cet ange de la peste, beau comme Lucifer et brillant comme le mal lui-même, dressé au-

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