- Eh bien ! que je ne suis pas un mauvais homme.
Du reste, il avait des sautes d'humeur. Un jour où l'épicier s'était montré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureur démesurée :
- Il passe avec les autres, cette crapule, répétait-il.
- Quels autres ?
Albert Camus, LA PESTE (1947) 57
- Tous les autres.
Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d'une conversation animée, celle-ci avait parlé d'une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s'agissait d'un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.
- Si l'on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.
Mais elle avait dû s'interrompre devant l'agitation subite de Cottard qui s'était jeté hors de la boutique, sans un mot d'excuse. Grand et la marchande étaient restés, les bras ballants.
Par la suite, Grand devait d'ailleurs signaler à Rieux d'autres changements dans le caractère de Cottard. Ce dernier avait toujours été d'opinions très libérales. Sa phrase favorite : « Les gros mangent toujours les petits » le prouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n'achetait plus que le journal bien pensant d'Oran et on ne pouvait même se défendre de croire qu'il mettait une certaine ostentation à le lire dans des endroits publics. De même, quelques jours après s'être levé, il avait [69] prié Grand, qui allait à la poste, de bien vouloir expé-dier un mandat de cent francs qu'il envoyait tous les mois à une sœur éloignée. Mais au moment où Grand partait :
- Envoyez-lui deux cents francs, demanda Cottard, ce sera une bonne surprise pour elle. Elle croit que je ne pense jamais à elle. Mais la vérité est que je l'aime beaucoup.
Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait été obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir.
- Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre.
- Si vous voulez, mais c'est plus compliqué que cela !
- Ah ! s'était écrié Cottard, je voudrais bien faire comme vous.
Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu'être un artiste devait arranger bien des choses.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 58
- Pourquoi ? avait demandé Grand.
- Eh bien, parce qu'un artiste a plus de droits qu'un autre, tout le monde sait ça. On lui passe plus de choses.
- Allons, dit Rieux à Grand le matin des affiches, l'histoire des rats lui a tourné la tête comme à beaucoup d'autres, voilà tout. Ou encore il a peur de la fièvre.
Grand répondit :
- Je ne crois pas, docteur, et si vous voulez mon avis. .
La voiture de dératisation passa sous leur fenêtre dans un grand bruit d'échappement. Rieux se tut jusqu'à ce qu'il fût possible de se faire entendre et demanda distraitement l'avis de l'employé. L'autre le regardait avec gravité :
[70] - C'est un homme, dit-il, qui a quelque chose à se reprocher.
Le docteur haussa les épaules. Comme disait le commissaire, il y avait d'autres chats à fouetter.
Dans l'après-midi, Rieux eut une conférence avec Castel. Les sérums n'arrivaient pas.
- Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles ? Ce bacille est bizarre.
- Oh ! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces animaux ont toujours un air d'originalité. Mais, dans le fond, c'est la même chose.
- Vous le supposez du moins. En fait, nous ne savons rien de tout cela.
- Évidemment, je le suppose. Mais tout le monde en est là.
Pendant toute la journée, le docteur sentit croître petit vertige qui le prenait chaque fois qu'il pensait à la peste. Finalement, il reconnut qu'il avait peur. Il entra deux fois dans des cafés pleins de monde. Lui aussi, comme Cottard, sentait un besoin de chaleur humaine. Rieux trouvait cela stupide, mais cela l'aida à se souvenir qu'il avait promis une visite au représentant.
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Le soir, le docteur trouva Cottard devant la table de sa salle à manger. Quand il entra, il y avait sur la table un roman policier étalé.
Mais la soirée était déjà avancée et, certainement, il devait être difficile de lire dans l'obscurité naissante. Cottard devait plutôt, une minute auparavant, se tenir assis et réfléchir dans la pénombre. Rieux lui demanda comment il allait. Cottard, en s'asseyant, bougonna qu'il allait bien et qu'il irait encore mieux s'il pouvait être sûr que personne ne s'occupât de lui. Rieux fit observer qu'on ne pouvait pas toujours être seul.
[71] - Oh ! ce n'est pas cela. Moi, je parle des gens qui s'occupent de vous apporter des ennuis.
Rieux se taisait.
- Ce n'est pas mon cas, remarquez-le bien. Mais je lisais ce roman.
Voilà un malheureux qu'on arrête un matin, tout d'un coup. On s'occupait de lui et il n'en savait rien. On parlait de lui dans des bureaux, on inscrivait son nom sur des fiches. Vous trouvez que c'est juste ? Vous trouvez qu'on a le droit de faire ça à un homme ?
- Cela dépend, dit Rieux. Dans un sens, on n'a jamais le droit, en effet. Mais tout cela est secondaire. Il ne faut pas rester trop longtemps enfermé. Il faut que vous sortiez.
Cottard sembla s'énerver, dit qu'il ne faisait que cela, et que, s'il le fallait, tout le quartier pourrait témoigner pour lui. Hors du quartier même, il ne manquait pas de relations.