"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » "La Peste" d'Albert Camus📺👀🔍

Add to favorite "La Peste" d'Albert Camus📺👀🔍

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

Le docteur Rieux se détourna brusquement de l'affiche et reprit le chemin de son cabinet. Joseph Grand, qui l'attendait, leva de nouveau les bras en l'apercevant.

- Oui, dit Rieux, je sais, les chiffres montent.

La veille, une dizaine de malades avaient succombé dans la ville. Le docteur dit à Grand qu'il le verrait peut-être le soir, puisqu'il allait rendre visite à Cottard.

- Vous avez raison, dit Grand. Vous lui ferez du bien, car je le trouve changé.

- Et comment cela ?

- Il est devenu poli.

- Ne l'était-il pas auparavant ?

Grand hésita. Il ne pouvait dire que Cottard fût impoli, l'expression n'aurait pas été juste. C'était un homme renfermé et silencieux qui avait un peu l'allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et des [67] sorties assez mystérieuses, c'était toute la vie de Cottard.

Officiellement, il était représentant en vins et liqueurs. De loin en loin, il recevait la visite de deux ou trois hommes qui devaient être ses clients. Le soir, quelquefois, il allait au cinéma qui se trouvait en face de la maison. L'employé avait même remarqué que Cottard semblait voir de préférence les films de gangsters. En toutes occasions, le représentant demeurait solitaire et méfiant.

Tout cela, selon Grand, avait bien changé :

Albert Camus, LA PESTE (1947) 56

- Je ne sais pas comment dire, mais j'ai l'impression, voyez-vous, qu'il cherche à se concilier les gens, qu'il veut mettre tout le monde avec lui. Il me parle souvent, il m'offre de sortir avec lui et je ne sais pas toujours refuser. Au reste, il m'intéresse, et, en somme, je lui ai sauvé la vie.

Depuis sa tentative de suicide, Cottard n'avait plus reçu aucune visite. Dans les rues, chez les fournisseurs, il cherchait toutes les sympathies. On n'avait jamais mis tant de douceur à parler aux épiciers, tant d'intérêt à écouter une marchande de tabacs.

- Cette marchande de tabacs, remarquait Grand, est une vraie vipè-re. Je l'ai dit à Cottard, mais il m'a répondu que je me trompais et qu'elle avait de bons côtés qu'il fallait savoir trouver.

Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmené Grand dans les restaurants et les cafés luxueux de la ville. Il s'était mis à les fréquenter en effet.

- On y est bien, disait-il, et puis on est en bonne compagnie.

Grand avait remarqué les attentions spéciales du personnel pour le représentant et il en comprit la raison en observant les pourboires excessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait très sensible aux amabilités dont on le [68] payait de retour. Un jour que le maître d'hôtel l'avait reconduit et aidé à endosser son pardessus, Cottard avait dit à Grand :

- C'est un bon garçon, il peut témoigner.

- Témoigner de quoi ?

Cottard avait hésité.

- Eh bien ! que je ne suis pas un mauvais homme.

Du reste, il avait des sautes d'humeur. Un jour où l'épicier s'était montré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureur démesurée :

- Il passe avec les autres, cette crapule, répétait-il.

- Quels autres ?

Albert Camus, LA PESTE (1947) 57

- Tous les autres.

Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d'une conversation animée, celle-ci avait parlé d'une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s'agissait d'un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.

- Si l'on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.

Mais elle avait dû s'interrompre devant l'agitation subite de Cottard qui s'était jeté hors de la boutique, sans un mot d'excuse. Grand et la marchande étaient restés, les bras ballants.

Par la suite, Grand devait d'ailleurs signaler à Rieux d'autres changements dans le caractère de Cottard. Ce dernier avait toujours été d'opinions très libérales. Sa phrase favorite : « Les gros mangent toujours les petits » le prouvait bien. Mais depuis quelque temps, il n'achetait plus que le journal bien pensant d'Oran et on ne pouvait même se défendre de croire qu'il mettait une certaine ostentation à le lire dans des endroits publics. De même, quelques jours après s'être levé, il avait [69] prié Grand, qui allait à la poste, de bien vouloir expé-dier un mandat de cent francs qu'il envoyait tous les mois à une sœur éloignée. Mais au moment où Grand partait :

- Envoyez-lui deux cents francs, demanda Cottard, ce sera une bonne surprise pour elle. Elle croit que je ne pense jamais à elle. Mais la vérité est que je l'aime beaucoup.

Enfin il avait eu avec Grand une curieuse conversation. Celui-ci avait été obligé de répondre aux questions de Cottard intrigué par le petit travail auquel Grand se livrait chaque soir.

- Bon, avait dit Cottard, vous faites un livre.

- Si vous voulez, mais c'est plus compliqué que cela !

- Ah ! s'était écrié Cottard, je voudrais bien faire comme vous.

Grand avait paru surpris et Cottard avait balbutié qu'être un artiste devait arranger bien des choses.

Albert Camus, LA PESTE (1947) 58

- Pourquoi ? avait demandé Grand.

- Eh bien, parce qu'un artiste a plus de droits qu'un autre, tout le monde sait ça. On lui passe plus de choses.

- Allons, dit Rieux à Grand le matin des affiches, l'histoire des rats lui a tourné la tête comme à beaucoup d'autres, voilà tout. Ou encore il a peur de la fièvre.

Grand répondit :

- Je ne crois pas, docteur, et si vous voulez mon avis. .

La voiture de dératisation passa sous leur fenêtre dans un grand bruit d'échappement. Rieux se tut jusqu'à ce qu'il fût possible de se faire entendre et demanda distraitement l'avis de l'employé. L'autre le regardait avec gravité :

[70] - C'est un homme, dit-il, qui a quelque chose à se reprocher.

Le docteur haussa les épaules. Comme disait le commissaire, il y avait d'autres chats à fouetter.

Dans l'après-midi, Rieux eut une conférence avec Castel. Les sérums n'arrivaient pas.

- Du reste, demandait Rieux, seraient-ils utiles ? Ce bacille est bizarre.

- Oh ! dit Castel, je ne suis pas de votre avis. Ces animaux ont toujours un air d'originalité. Mais, dans le fond, c'est la même chose.

- Vous le supposez du moins. En fait, nous ne savons rien de tout cela.

- Évidemment, je le suppose. Mais tout le monde en est là.

Are sens