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[60] Le lendemain, grâce à une insistance jugée déplacée, Rieux ob-tenait la convocation à la préfecture d'une commission sanitaire.

- Il est vrai que la population s'inquiète, avait reconnu Richard. Et puis les bavardages exagèrent tout. Le préfet m'a dit : « Faisons vite si vous voulez, mais en silence. » Il est d'ailleurs persuadé qu'il s'agit d'une fausse alerte.

Bernard Rieux prit Castel dans sa voiture pour gagner la préfecture.

- Savez-vous, lui dit ce dernier, que le département n'a pas de sérum ?

- Je sais. J'ai téléphoné au dépôt. Le directeur est tombé des nues.

Il faut faire venir ça de Paris.

- J'espère que ce ne sera pas long.

- J'ai déjà télégraphié, répondit Rieux.

Le préfet était aimable, mais nerveux.

- Commençons, Messieurs, disait-il. Dois-je résumer la situation ?

Richard pensait que c'était inutile. Les médecins connaissaient la situation. La question était seulement de savoir quelles mesures il convenait de prendre.

- La question, dit brutalement le vieux Castel, est de savoir s'il s'agit de la peste ou non.

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[61] Deux ou trois médecins s'exclamèrent. Les autres semblaient hésiter. Quant au préfet, il sursauta et se retourna machinalement vers la porte, comme pour vérifier qu'elle avait bien empêché cette énormité de se répandre dans les couloirs. Richard déclara qu'à son avis, il ne fallait pas céder à l'affolement : il s'agissait d'une fièvre à complications inguinales, c'était tout ce qu'on pouvait dire, les hypothèses, en science comme dans la vie, étant toujours dangereuses. Le vieux Castel, qui mâchonnait tranquillement sa moustache jaunie, leva des yeux clairs sur Rieux. Puis il tourna un regard bienveillant vers l'assistance et fit remarquer qu'il savait très bien que c'était la peste, mais que, bien entendu, le reconnaître officiellement obligerait à prendre des mesures impitoyables. Il savait que c'était, au fond, ce qui faisait reculer ses confrères et, partant, il voulait bien admettre pour leur tranquillité que ce ne fût pas la peste. Le préfet s'agita et déclara que, dans tous les cas, ce n'était pas une bonne façon de raisonner.

- L'important, dit Castel, n'est pas que cette façon de raisonner soit bonne, mais qu'elle fasse réfléchir.

Comme Rieux se taisait, on lui demanda son avis :

- Il s'agit d'une fièvre à caractère typhoïde, mais accompagnée de bubons et de vomissements. J'ai pratiqué l'incision des bubons. J'ai pu ainsi provoquer des analyses où le laboratoire croit reconnaître le bacille trapu de la peste. Pour être complet, il faut dire cependant que certaines modifications spécifiques du microbe ne coïncident pas avec la description classique.

Richard souligna que cela autorisait des hésitations et qu'il faudrait attendre au moins le résultat statistique de la série d'analyses, commencée depuis quelques jours.

[62] - Quand un microbe, dit Rieux, après un court silence, est capable en trois jours de temps de quadrupler le volume de la rate, de donner aux ganglions mésentériques le volume d'une orange et la consistance de la bouillie, il n'autorise justement pas d'hésitations.

Les foyers d'infection sont en extension croissante. À l'allure où la maladie se répand, si elle n'est pas stoppée, elle risque de tuer la moi-

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tié de la vine avant deux mois. Par conséquent, il importe peu que vous l'appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l'empêchiez de tuer la moitié de la ville.

Richard trouvait qu'il ne fallait rien pousser au noir et que la contagion d'ailleurs n'était pas prouvée puisque les parents de ses malades étaient encore indemnes.

- Mais d'autres sont morts, fit remarquer Rieux. Et, bien entendu, la contagion n'est jamais absolue, sans quoi on obtiendrait une croissante mathématique infinie et un dépeuplement foudroyant. Il ne s'agit pas de rien pousser au noir. Il s'agit de prendre des précautions.

Richard, cependant, pensait résumer la situation en rappelant que pour arrêter cette maladie, si elle ne s'arrêtait pas d'elle-même, il fallait appliquer les graves mesures de prophylaxie prévues par la loi ; que, pour ce faire, il fallait reconnaître officiellement qu'il s'agissait de la peste ; que la certitude n'était pas absolue à cet égard et qu'en conséquence, cela demandait réflexion.

- La question, insista Rieux, n'est pas de savoir si les mesures prévues par la loi sont graves mais si elles sont nécessaires pour empêcher la moitié de la ville d'être tuée. Le reste est affaire d'administration et, justement, nos institutions ont prévu un préfet pour régler ces questions.

[63] - Sans doute, dit le préfet, mais j'ai besoin que vous recon-naissiez officiellement qu'il s'agit d'une épidémie de peste.

- Si nous ne le reconnaissons pas, dit Rieux, elle risque quand même de tuer la moitié de la ville.

Richard intervint avec quelque nervosité.

- La vérité est que notre confrère croit à la peste. Sa description du syndrome le prouve.

Rieux répondit qu'il n'avait pas décrit un syndrome, il avait décrit ce qu'il avait vu. Et ce qu'il avait vu, c'étaient des bubons, des taches, des fièvres délirantes, fatales en quarante-huit heures. Est-ce que M.

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Richard pouvait prendre la responsabilité d'affirmer que l'épidémie s'arrêterait sans mesures de prophylaxie rigoureuses ?

Richard hésita et regarda Rieux :

- Sincèrement, dites-moi votre pensée, avez-vous la certitude qu'il s'agit de la peste ?

- Vous posez mal le problème. Ce n'est pas une question de vocabu-laire, c'est une question de temps.

- Votre pensée, dit le préfet, serait que, même s'il ne s'agissait pas de la peste, les mesures prophylactiques indiquées en temps de peste devraient cependant être appliquées.

- S'il faut absolument que j'aie une pensée, c'est en effet celle-ci.

Les médecins se consultèrent et Richard finit par dire :

- Il faut donc que nous prenions la responsabilité d'agir comme si la maladie était une peste.

La formule fut chaleureusement approuvée

- C'est aussi votre avis, mon cher confrère ? demanda Richard.

- La formule m'est indifférente, dit Rieux. Disons seulement que nous ne devons pas agir comme si la [64] moitié de la ville ne risquait pas d'être tuée, car alors elle le serait.

Au milieu de l'agacement général, Rieux partit. Quelques moments après, dans le faubourg qui sentait la friture et l'urine, une femme qui hurlait à la mort, les aines ensanglantées, se tournait vers lui.

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[65] Le lendemain de la conférence, la fièvre fit encore un petit bond. Elle passa même dans les journaux, mais sous une forme bénigne, puisqu'ils se contentèrent d'y faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la préfecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus dis-crets de la ville. Il était difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorités regardaient la situation en face. Les mesures n'étaient pas draconiennes et l'on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l'opinion publique. L'exorde de l'arrêté annonçait, en effet, que quelques cas d'une fièvre pernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle était contagieuse, avaient fait leur apparition dans la commune d'Oran. Ces cas n'étaient pas assez caractéri-sés pour être réellement inquiétants et il n'y avait pas de doute que la population saurait garder son sang-froid. Néanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait être compris par tout le monde, le préfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquées comme elles devaient l'être, ces mesures étaient de nature à arrêter net toute menace d'épidémie. En conséquence, le préfet ne doutait pas un instant que ses administrés n'apportassent [66] la plus dévouée des collaborations à son effort personnel.

L'affiche annonçait ensuite des mesures d'ensemble, parmi lesquelles une dératisation scientifique par injection de gaz toxiques dans les égouts et une surveillance étroite de l'alimentation en eau. Elle re-commandait aux habitants la plus extrême propreté et invitait enfin

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les porteurs de puces à se présenter dans les dispensaires municipaux.

D'autre part, les familles devaient obligatoirement déclarer les cas diagnostiqués par le médecin et consentir à l'isolement de leurs malades dans les salles spéciales de l'hôpital. Ces salles étaient d'ailleurs équipées pour soigner les malades dans le minimum de temps et avec le maximum de chances de guérison. Quelques articles supplémentaires soumettaient à la désinfection obligatoire la chambre du malade et le véhicule de transport. Pour le reste, on se bornait à recommander aux proches de se soumettre à une surveillance sanitaire.

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