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Albert Camus, LA PESTE (1947) 26

- Ça peut être n'importe quoi. Mais il n'y a encore rien de sûr. Jusqu'à ce soir, diète et dépuratif. Qu'il boive beaucoup.

Justement, le concierge était dévoré par la soif.

Rentré chez lui, Rieux téléphonait à son confrère Richard, un des médecins les Plus importants de la ville.

- Non, disait Richard, je n'ai rien vu d'extraordinaire.

- Pas de fièvre avec inflammations locales ?

- Ah ! si, pourtant, deux cas avec des ganglions très enflammés.

- Anormalement ?

- Heu, dit Richard, le normal, vous savez. .

Le soir, dans tous les cas, le concierge délirait et, à quarante degrés, se plaignait des rats. Rieux tenta un [32] abcès de fixation. Sous la brûlure de la térébenthine, le concierge hurla : « Ah ! les cochons ! »

Les ganglions avaient encore grossi, durs et ligneux au toucher. La femme du concierge s'affolait :

- Veillez, lui dit le docteur, et appelez-moi s'il y a lieu.

Le lendemain, 30 avril, une brise déjà tiède soufflait dans un ciel bleu et humide. Elle apportait une odeur de fleurs qui venait des banlieues les plus lointaines. Les bruits du matin dans les rues semblaient plus vifs, plus joyeux qu'à l'ordinaire. Dans toute notre petite ville, débarrassée de la sourde appréhension où elle avait vécu pendant la semaine, ce jour-là était celui du renouveau. Rieux lui-même, rassuré par une lettre de sa femme, descendit chez le concierge avec légèreté. Et en effet, au matin, la fièvre était tombée à trente-huit degrés.

Affaibli, le malade souriait dans son lit.

- Cela va mieux, n'est-ce pas, docteur ? dit sa femme.

- Attendons encore.

Mais, à midi, la fièvre était montée d'un seul coup à quarante degrés, le malade délirait sans arrêt et les vomissements avaient repris.

Les ganglions du cou étaient douloureux au toucher et le concierge

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semblait vouloir tenir sa tête le plus possible éloignée du corps. Sa femme était assise au pied du lit, les mains sur la couverture, tenant doucement les pieds du malade. Elle regardait Rieux.

- Écoutez, dit celui-ci, il faut l'isoler et tenter un traitement d'exception. Je téléphone à l'hôpital et nous le transporterons en ambulance.

Deux heures après, dans l'ambulance, le docteur et la femme se penchaient sur le malade. De sa bouche tapissée de fongosités, des bribes de mots sortaient : « Les rats ! » disait-il. Verdâtre, les lèvres cireuses, les paupières [33] plombées, le souffle saccadé et court, écartelé par les ganglions, tassé au fond de sa couchette comme s'il eût voulu la refermer sur lui ou comme si quelque chose, venu du fond de la terre, l'appelait sans répit, le concierge étouffait sous une pesée invisible. La femme pleurait.

- N'y a-t-il donc plus d'espoir, docteur ?

- Il est mort, dit Rieux.

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[34] La mort du concierge, il est possible de le dire, marqua la fin de cette période remplie de signes déconcertants et le début d'une autre, relativement plus difficile, où la surprise des premiers temps se transforma peu à peu en panique. Nos concitoyens, ils s'en rendaient compte désormais, n'avaient jamais pensé que notre petite ville pût être un lieu particulièrement désigné pour que les rats y meurent au soleil et que les concierges y périssent de maladies bizarres. De ce point de vue, ils se trouvaient en somme dans l'erreur et leurs idées étaient à réviser. Si tout s'était arrêté là, les habitudes sans doute l'eussent emporté. Mais d'autres parmi nos concitoyens, et qui n'étaient pas toujours concierges ni pauvres, durent suivre la route sur laquelle M. Michel s'était engagé le premier. C'est à partir de ce moment que la peur, et la réflexion avec elle, commencèrent.

Cependant, avant d'entrer dans le détail de ces nouveaux événements, le narrateur croit utile de donner sur la période qui vient d'être décrite l'opinion d'un autre témoin. Jean Tarrou, qu'on a déjà rencontré au début de ce récit, s'était fixé à Oran quelques semaines plus tôt et habitait, depuis ce temps, un grand hôtel du centre. [35]

Apparemment, il semblait assez aisé pour vivre de ses revenus. Mais, bien que la ville se fût peu à peu habituée à lui, personne ne pouvait dire d'où il venait, ni pourquoi il était là. On le rencontrait dans tous les endroits publics. Dès le début du printemps, on l'avait beaucoup vu sur les plages, nageant souvent et avec un plaisir manifeste. Bonhomme, toujours souriant, il semblait être l'ami de tous les plaisirs normaux, sans en être l'esclave. En fait, la seule habitude qu'on lui connût

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était la fréquentation assidue des danseurs et des musiciens espagnols, assez nombreux dans notre ville.

Ses carnets, en tout cas, constituent eux aussi une sorte de chronique de cette période difficile. Mais il s'agit d'une chronique très particulière qui semble obéir à un parti pris d'insignifiance. À première vue, on pourrait croire que Tarrou s'est ingénié à considérer les choses et les êtres par le gros bout de la lorgnette. Dans le désarroi général, il s'appliquait, en somme, à se faire l'historien de ce qui n'a pas d'histoire. On peut déplorer sans doute ce parti pris et y soupçonner la sécheresse du cœur. Mais il n'en reste pas moins que ces carnets peuvent fournir, pour une chronique de cette période, une foule de détails secondaires qui ont cependant leur importance et dont la bi-zarrerie même empêchera qu'on juge trop vite cet intéressant personnage.

Les premières notes prises par Jean Tarrou datent de son arrivée à Oran. Elles montrent, dès le début, une curieuse satisfaction de se trouver dans une ville aussi laide par elle-même. On y trouve la description détaillée des deux lions de bronze qui ornent la mairie, des considérations bienveillantes sur l'absence d'arbres, les maisons dis-gracieuses et le plan absurde de la ville. Tarrou y mêle encore des dialogues entendus dans les tramways et dans les rues, sans y ajouter de commentaires, [36] sauf, un peu plus tard, pour l'une de ces conversations, concernant un nommé Camps. Tarrou avait assisté à l'entretien de deux receveurs de tramways

- Tu as bien connu Camps, disait Fun.

- Camps ? un grand, avec une moustache noire ?

- C'est ça. Il était à l'aiguillage.

- Oui, bien sûr.

- Eh bien, il est mort.

- Ah ! et quand donc ?

- Après l'histoire des rats.

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- Tiens ! Et qu'est-ce qu'il a eu ?

- Je ne sais pas, la fièvre. Et puis, il n'était pas fort. Il a eu des abcès sous le bras. Il n'a pas résisté.

- Il avait pourtant l'air comme tout le monde.

- Non, il avait la poitrine faible, et il faisait de la musique à l'Orphéon. Toujours souffler dans un piston, ça use.

- Ah ! termina le deuxième, quand on est malade, il ne faut pas souffler dans un piston.

Après ces quelques indications, Tarrou se demandait pourquoi Camps était entré à l'Orphéon contre son intérêt le plus évident et quelles étaient les raisons profondes qui l'avaient conduit à risquer sa vie pour des défilés dominicaux.

Tarrou semblait ensuite avoir été favorablement impressionné par une scène qui se déroulait souvent au balcon qui faisait face à sa fenêtre. Sa chambre donnait en effet sur une petite rue transversale où des chats dormaient à l'ombre des murs. Mais tous les jours, après déjeuner, aux heures où la ville tout entière somnolait dans la chaleur, un petit vieux apparaissait sur un balcon, de l'autre côté de la rue. Les cheveux blancs et bien peignés, droit et sévère dans ses vêtements de coupe militaire, il appelait les chats d'un « Minet, minet », à la fois

[37] distant et doux. Les chats levaient leurs yeux pâles de sommeil, sans encore se déranger. L'autre déchirait des petits bouts de papier au-dessus de la rue et les bêtes, attirées par cette pluie de papillons blancs, avançaient au milieu de la chaussée, tendant une patte hésitan-te vers les derniers morceaux de papier. Le petit vieux crachait alors sur les chats avec force et précision. Si l'un des crachats atteignait son but, il riait.

Enfin, Tarrou paraissait avoir été définitivement séduit par le caractère commercial de la ville dont l'apparence, l'animation et même les plaisirs semblaient commandés par les nécessités du négoce. Cette singularité (c'est le terme employé par les carnets) recevait l'appro-bation de Tarrou et l'une de ses remarques élogieuses se terminait

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