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même par l'exclamation : « Enfin ! » Ce sont les seuls endroits où les notes du voyageur, à cette date, semblent prendre un caractère personnel. Il est difficile simplement d'en apprécier la signification et le sérieux. C'est ainsi qu'après avoir relaté que la découverte d'un rat mort avait poussé le caissier de l'hôtel à commettre une erreur dans sa note, Tarrou avait ajouté, d'une écriture moins nette que d'habitude : « Question : comment faire pour ne pas perdre son temps ? Réponse : l'éprouver dans toute sa longueur. Moyens : passer des journées dans l'antichambre d'un dentiste, sur une chaise inconfortable ; vivre à son balcon le dimanche après-midi ; écouter des conférences dans une langue qu'on ne comprend pas, choisir les itinéraires de chemin de fer les plus longs et les moins commodes et voyager debout naturellement ; faire la queue aux guichets des spectacles et ne pas prendre sa place, etc., etc. . » Mais tout de suite après ce ? écarts de langage ou de pensée, les carnets commencent une description détaillée des tramways de notre ville, de leur forme de nacelle, leur couleur

[38] indécise, leur saleté habituelle, et terminent ces considérations par un « c'est remarquable » qui n'explique rien.

Voici en tout cas les indications données par Tarrou sur l'histoire des rats :

« Aujourd'hui, le petit vieux d'en face est décontenancé. Il n'y a plus de chats. Ils ont en effet disparu, excités par les rats morts que l'on découvre en grand nombre dans les rues. À mon avis, il n'est pas question que les chats mangent les rats morts. je me souviens que les miens détestaient ça. Il n'empêche qu'ils doivent courir dans les caves et que le petit vieux est décontenancé. Il est moins bien peigné, moins vigoureux. On le sent inquiet. Au bout d'un moment, il est rentré. Mais il avait craché, une fois, dans le vide.

« Dans la ville, on a arrêté un tram aujourd'hui parce qu'on y avait découvert un rat mort, parvenu là on ne sait comment. Deux ou trois femmes sont descendues. On a jeté le rat. Le tram est reparti.

« À l'hôtel, le veilleur de nuit, qui est un homme digne de foi, m'a dit qu'il s'attendait à un malheur avec tous ces rats. « Quand les rats

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quittent le navire. . » Je lui ai répondu que c'était vrai dans le cas des bateaux, mais qu'on ne l'avait jamais vérifié pour les villes. Cependant, sa conviction est faite. Je lui ai demandé quel malheur, selon lui, on pouvait attendre. Il ne savait pas, le malheur étant impossible à prévoir. Mais il n'aurait pas été étonné qu'un tremblement de terre fît l'affaire. J'ai reconnu que c'était possible et il m'a demandé si ça ne m'inquiétait pas.

- La seule chose qui m'intéresse, lui ai-je dit, c'est de trouver la paix intérieure.

« Il m'a parfaitement compris.

« Au restaurant de l'hôtel, il y a toute une famille bien intéressante. Le père est un grand homme maigre, [39] habillé de noir, avec un col dur. Il a le milieu du crâne chauve et deux touffes de cheveux gris, à droite et à gauche. Des petits yeux ronds et durs, un nez mince, une bouche horizontale, lui donnent l'air d'une chouette bien élevée. Il arrive toujours le premier à la porte du restaurant, s'efface, laisse passer sa femme., menue comme une souris noire, et entre alors avec, sur les talons, un petit garçon et une petite fille habillés comme des chiens savants. Arrivé à sa table, il attend que sa femme ait pris place, s'assied, et les deux caniches peuvent enfin se percher sur leurs chaises. Il dit « vous » à sa femme et à ses enfants, débite des méchancetés polies à la première et des paroles définitives aux héritiers :

- Nicole, vous vous montrez souverainement antipathique !

« Et la petite fille est prête à pleurer. C'est ce qu'il faut.

« Ce matin, le petit garçon était tout excité par l'histoire des rats.

Il a voulu dire un mot à table :

- On ne parle pas de rats à table, Philippe. Je vous interdis à l'avenir de prononcer ce mot.

- Votre père a raison, a dit la souris noire.

« Les deux caniches ont piqué le nez dans leur pâtée et la chouette a remercié d'un signe de tête qui n'en disait pas long.

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« Malgré ce bel exemple, on parle beaucoup en ville de cette histoire de rats. Le journal s'en est mêlé. La chronique locale, qui d'habitude est très variée, est maintenant occupée tout entière par une campagne contre la municipalité : « Nos édiles se sont-ils avisés du danger que pouvaient présenter les cadavres putréfiés de ces rongeurs ? » Le directeur de l'hôtel ne peut plus parler d'autre chose. Mais c'est aussi qu'il est vexé. Découvrir des rats dans l'ascenseur d'un hôtel [40] honorable lui paraît inconcevable. Pour le consoler, je lui ai dit : « Mais tout le monde en est là. »

- Justement, m'a-t-il répondu, nous sommes maintenant comme tout le monde.

« C'est lui qui m'a parlé des premiers cas de cette fièvre surpre-nante dont on commence à s'inquiéter. Une de ses femmes de chambre en est atteinte.

- Mais sûrement, ce n'est pas contagieux, a-t-il précisé avec em-pressement.

« Je lui ai dit que cela m'était égal.

- Ah ! je vois. Monsieur est comme moi, Monsieur est fataliste.

« Je n'avais rien avancé de semblable et d'ailleurs je ne suis pas fataliste. Je le lui ai dit... »

C'est à partir de ce moment que les carnets de Tarrou commencent à parler avec un peu de détails de cette fièvre inconnue dont on s'inquiétait déjà dans le public. En notant que le petit vieux avait retrouvé enfin ses chats avec la disparition des rats, et rectifiait patiemment ses tirs, Tarrou ajoutait qu'on pouvait déjà citer une dizaine de cas de cette fièvre, dont la plupart avaient été mortels.

À titre documentaire, on peut enfin reproduire le portrait du docteur Rieux par Tarrou. Autant que le narrateur puisse juger, il est assez fidèle :

« Paraît trente-cinq ans. Taille moyenne. Les épaules fortes. Visage presque rectangulaire. Les yeux sombres et droits, mais les mâchoires saillantes. Le nez fort est régulier. Cheveux noirs coupés très courts.

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La bouche est arquée avec des lèvres pleines et presque toujours serrées. Il a un peu l'air d'un paysan sicilien avec sa peau cuite, son poil noir et ses vêtements de teintes toujours foncées, mais qui lui vont bien.

« Il marche vite. Il descend les trottoirs sans changer [41] son allure, mais deux fois sur trois remonte sur le trottoir opposé en faisant un léger saut. Il est distrait au volant de son auto et laisse souvent ses flèches de direction levées, même après qu'il ait effectué son tournant. Toujours nu-tête. L'air renseigné. »

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[42] Les chiffres de Tarrou étaient exacts. Le docteur Rieux en savait quelque chose. Le corps du concierge isolé, il avait téléphoné à Richard pour le questionner sur ces fièvres inguinales.

- Je n'y comprends rien, avait dit Richard. Deux morts, l'un en quarante-huit heures, l'autre en trois jours. J'avais laissé le dernier avec toutes les apparences de la convalescence, un matin.

- Prévenez-moi, si vous avez d'autres cas, dit Rieux.

Il appela encore quelques médecins. L'enquête ainsi menée lui donna une vingtaine de cas semblables en quelques jours. Presque tous avaient été mortels. Il demanda alors à Richard, secrétaire du syndi-cat des médecins d'Oran, l'isolement des nouveaux malades.

- Mais je n'y puis rien, dit Richard. Il faudrait des mesures préfectorales. D'ailleurs, qui vous dit qu'il y a risque de contagion ?

- Rien ne me le dit, mais les symptômes sont inquiétants.

Richard, cependant, estimait qu'« il n'avait pas qualité ». Tout ce qu'il pouvait faire était d'en parler au préfet.

Mais, pendant qu'on parlait, le temps se gâtait. Au [43] lendemain de la mort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluies diluviennes et brèves s'abattirent sur la ville ; une chaleur ora-geuse suivait ces brusques ondées. La mer elle-même avait perdu son bleu profond et, sous le ciel brumeux, elle prenait des éclats d'argent ou de fer, douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisait souhaiter les ardeurs de l'été. Dans la ville, bâtie en escargot

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sur son plateau, à peine ouverte vers la mer, une torpeur morne régnait. Au milieu de ses longs murs crépis, parmi les rues aux vitrines poudreuses, dans les tramways d'un jaune sale, on se sentait un peu prisonnier du ciel. Seul, le vieux malade de Rieux triomphait de son asthme pour se réjouir de ce temps.

- Ça cuit, disait-il, c'est bon pour les bronches.

Ça cuisait en effet, mais ni plus ni moins qu'une fièvre. Toute la ville avait la fièvre, c'était du moins l'impression qui poursuivait le docteur Rieux, le matin où il se rendait rue Faidherbe, afin d'assister à l'enquête sur la tentative de suicide de Cottard. Mais cette impression lui paraissait déraisonnable. Il l'attribuait à l'énervement et aux préoccupations dont il était assailli et il admit qu'il était urgent de mettre un peu d'ordre dans ses idées.

Quand il arriva, le commissaire n'était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d'entrer d'abord chez lui en laissant la porte ouverte. L'employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s'était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d'aucune réaction, Grand paraissait [44] fatigué et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites.

Il raconta cependant au docteur qu'il connaissait mal Cottard, mais qu'il lui supposait un petit avoir. Cottard était un homme bizarre.

Longtemps, leurs relations s'étaient bornées à quelques saluts dans l'escalier.

- Je n'ai eu que deux conversations avec lui. Il y a quelques jours, j'ai renversé sur le palier une boîte de craies que je ramenais chez moi. Il y avait des craies rouges et des craies bleues. À ce moment, Cottard est sorti sur le palier et m'a aidé à les ramasser. Il m'a demandé à quoi servaient ces craies de différentes couleurs.

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