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Albert Camus, LA PESTE (1947) 42

raient des voyages et ils avaient des opinions. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l'avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux.

Et même après que le docteur Rieux eut reconnu devant son ami qu'une poignée de malades dispersés venaient, sans avertissement, de mourir de la peste, le danger demeurait irréel pour lui. Simplement, quand on est médecin, on s'est fait une idée de la douleur et on a un peu plus d'imagination. En regardant par la fenêtre sa ville qui n'avait pas changé, c'est à peine ; le docteur sentait naître en lui ce léger éc-œurement devant l'avenir qu'on appelle inquiétude. Il essayait de rassembler dans son esprit ce qu'il savait de cette maladie. Des chiffres flottaient dans sa mémoire et il se disait que la trentaine de grandes pestes que l'histoire a connues avait fait près de cent millions de morts. Mais qu'est-ce que cent millions de morts ? Quand on a fait la guerre, c'est à peine si on sait déjà ce que c'est qu'un mort. Et puisqu'un homme mort n'a de poids que si on l'a vu mort, cent millions de cadavres semés à travers l'histoire ne sont qu'une fumée dans l'imagination. Le docteur se souvenait de la peste de Constantinople qui, selon Procope, avait fait dix mille victimes en un jour. Dix [51] mille morts font cinq fois le public d'un grand cinéma. Voilà ce qu'il faudrait faire.

On rassemble les gens à la sortie de cinq cinémas, on les conduit sur une place de la ville et on les fait mourir en tas pour y voir un peu clair.

Au moins, on pourrait mettre alors des visages connus sur cet entassement anonyme. Mais, naturellement, c'est impossible à réaliser, et puis qui connaît dix mille visages ? D'ailleurs, des gens comme Procope ne savaient pas compter, la chose est connue. A Canton, il y avait soixante-dix ans, quarante mille rats étaient morts de la peste avant que le fléau s'intéressât aux habitants. Mais, en 1871, on n'avait pas le moyen de compter les rats. On faisait son calcul approximativement, en gros, avec des chances évidentes d'erreur. Pourtant, si un rat a trente centimètres de long, quarante mille rats mis bout à bout feraient. .

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Mais le docteur s'impatientait. Il se laissait aller et il ne le fallait pas. Quelques cas ne font pas une épidémie et il suffit de prendre des précautions. Il fallait s'en tenir à ce qu'on savait, la stupeur et la prostration, les yeux rouges, la bouche sale, les maux de tête, les bubons, la soif terrible, le délire, les taches sur le corps, l'écartèlement intérieur, et au bout de tout cela. . Au bout de tout cela, une phrase revenait au docteur Rieux, une phrase qui terminait justement dans son manuel l'énumération des symptômes : « Le pouls devient filiforme et la mort survient à l'occasion d'un mouvement insignifiant. » Oui, au bout de tout cela, on était pendu à un fil et les trois quarts des gens, c'était le chiffre exact, étaient assez impatients pour faire ce mouvement imperceptible qui les précipitait.

Le docteur regardait toujours par la fenêtre. D'un côté de la vitre, le ciel frais du printemps, et de l'autre côté le mot qui résonnait encore dans la pièce : la peste. [52] Le mot ne contenait pas seulement ce que la science voulait bien y mettre, mais une longue suite d'images extraordinaires qui ne s'accordaient pas avec cette ville jaune et grise, modérément animée à cette heure, bourdonnante plutôt que bruyante, heureuse en somme, s'il est possible qu'on puisse être à la fois heureux et morne. Et une tranquillité si pacifique et si indifférente niait presque sans effort les vieilles images du fléau, Athènes empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises remplies d'agonisants silencieux, les bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants, la construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le vent furieux de la peste, Jaffa et ses hideux mendiants, les lits humides et pourris collés à la terre battue de l'hôpital de Constantinople, les malades tirés avec des crochets, le carnaval des médecins masqués pendant la Peste noire, les accouplements des vivants dans les cimetières de Milan, les charrettes de morts dans Lon-dres épouvanté, et les nuits et les jours remplis partout et toujours du cri interminable des hommes. Non, tout cela n'était pas encore assez fort pour tuer la paix de cette journée. De l'autre côté de la vitre, le timbre d'un tramway invisible résonnait tout d'un coup et réfutait en une seconde la cruauté et la douleur. Seule la mer, au bout du damier

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terne des maisons, témoignait de ce qu'il y a d'inquiétant et de jamais reposé dans le monde. Et le docteur Rieux, qui regardait le golfe, pensait à ces bûchers dont parle Lucrèce et que les Athéniens frappés par la maladie élevaient devant la mer. On y portait les morts durant la nuit, mais la place manquait et les vivants se battaient à coups de torches pour y placer ceux qui leur avaient été chers, soutenant des luttes sanglantes plutôt que d'abandonner leurs cadavres. On pouvait imaginer les [53] bûchers rougeoyants devant l'eau tranquille et sombre, les combats de torches dans la nuit crépitante d'étincelles et d'épaisses vapeurs empoisonnées montant vers le ciel attentif. On pouvait craindre. .

Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot de « peste » avait été prononcé, il est vrai qu'à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux victimes. Mais quoi, cela pouvait s'arrêter. Ce qu'il fallait faire, c'était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin les ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite, la peste s'arrêterait parce que la peste ne s'imaginait pas ou s'imaginait faussement. Si elle s'arrêtait, et c'était le plus probable, tout irait bien. Dans le cas contraire, on saurait ce qu'elle était et s'il n'y avait pas moyen de s'en arranger d'abord pour la vaincre ensuite.

Le docteur ouvrit la fenêtre et le bruit de la ville s'enfla d'un coup.

D'un atelier voisin montait le sifflement bref et répété d'une scie mé-canique. Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s'y arrêter. L'essentiel était de bien faire son métier.

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[54] Le docteur Rieux en était là de ses réflexions quand on lui annonça Joseph Grand. Employé à la mairie, et bien que ses occupations y fussent très diverses, on l'utilisait périodiquement au service des statistiques, à l'état civil. Il était amené ainsi à faire les additions des décès. Et, de naturel obligeant, il avait consenti à apporter lui-même chez Rieux une copie de ses résultats.

Le docteur vit entrer Grand avec son voisin Cottard. L'employé brandissait une feuille de papier.

- Les chiffres montent, docteur, annonça-t-il : onze morts en quarante-huit heures.

Rieux salua Cottard et lui demanda comment il se sentait. Grand expliqua que Cottard avait tenu à remercier le docteur et à s'excuser des ennuis qu'il lui avait causés. Mais Rieux regardait la feuille de statistiques

- Allons, dit Rieux, il faut peut-être se décider à appeler cette maladie par son nom. Jusqu'à présent, nous avons piétiné. Mais venez avec moi, je dois aller au laboratoire.

- Oui, oui, disait Grand en descendant les escaliers derrière le docteur. Il faut appeler les choses par leur nom. Mais quel est ce nom ?

- Je ne puis vous le dire, et d'ailleurs cela ne vous serait pas utile.

[55] - Vous voyez, sourit l'employé. Ce n'est pas si facile.

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Ils se dirigèrent vers la place d'Armes. Cottard se taisait toujours.

Les rues commençaient à se charger de monde. Le crépuscule fugitif de notre pays reculait déjà devant la nuit et les premières étoiles apparaissaient dans l'horizon encore net. Quelques secondes plus tard, les lampes au-dessus des rues obscurcirent tout le ciel en s'allumant et le bruit des conversations parut monter d'un ton.

- Pardonnez-moi, dit Grand au coin de la place d'Armes. Mais il faut que je prenne mon tramway. Mes soirées sont sacrées. Comme on dit dans mon pays

« Il ne faut jamais remettre au lendemain. . »

Rieux avait déjà noté cette manie qu'avait Grand, né à Montélimar, d'invoquer les locutions de son pays et d'ajouter ensuite des formules banales qui étaient de nulle part comme « un temps de rêve » ou « un éclairage féerique ».

- Ah ! dit Cottard, c'est vrai. On ne peut pas le tirer de chez lui après le dîner.

Rieux demanda à Grand s'il travaillait pour la mairie. Grand répondit que non, il travaillait pour lui.

- Ah ! dit Rieux pour dire quelque chose, et ça avance ?

- Depuis des années que j'y travaille, forcément. Quoique dans un autre sens, il n'y ait pas beaucoup de progrès.

- Mais, en somme, de quoi s'agit-il ? dit le docteur en s'arrêtant.

Grand bredouilla en assurant son chapeau rend sur ses grandes oreilles. Et Rieux comprit très vaguement qu'il s'agissait de quelque chose sur l'essor d'une personnalité. Mais l'employé les quittait déjà et il remontait [56] le boulevard de la Marne, sous les ficus, d'un petit pas pressé. Au seuil du laboratoire, Cottard dit au docteur qu'il voudrait bien le voir pour lui demander conseil. Rieux, qui tripotait dans ses poches la feuille de statistiques, l'invita à venir à sa consultation, puis, se ravisant, lui dit qu'il allait dans son quartier le lendemain et qu'il passerait le voir en fin d'après-midi.

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En quittant Cottard, le docteur s'aperçut qu'il pensait à Grand. Il l'imaginait au milieu d'une peste, et non pas de celle-ci qui sans doute ne serait pas sérieuse, mais d'une des grandes pestes de l'histoire.

« C'est le genre d'homme qui est épargné dans ces cas-là. » Il se souvenait d'y avoir lu que la peste épargnait les constitutions faibles et détruisait surtout les complexions vigoureuses. Et continuant d'y penser, le docteur trouvait à l'employé un air de petit mystère.

À première vue, en effet, Joseph Grand n'était rien de plus que le petit employé de mairie dont il avait l'allure. Long et maigre, il flottait au milieu de vêtements qu'il choisissait toujours trop grands, dans l'illusion qu'ils lui feraient plus d'usage. S'il gardait encore la plupart de ses dents sur les gencives inférieures, il avait perdu en revanche celles de la mâchoire supérieure. Son sourire, qui relevait surtout la lèvre du haut, lui donnait ainsi une bouche d'ombre. Si l'on ajoute à ce portrait une démarche de séminariste, l'art de raser les murs et de se glisser dans les portes, un parfum de cave et de fumée, toutes les mines de l'insignifiance, on reconnaîtra que l'on ne pouvait pas l'imaginer ailleurs que devant un bureau, appliqué à réviser les tarifs des bains-douches de la ville ou à réunir pour un jeune rédacteur les éléments d'un rapport concernant la nouvelle taxe sur l'enlèvement des ordures ménagères. Même pour un esprit non prévenu, il semblait avoir été mis au monde pour [57] exercer les fonctions discrètes mais indispensables d'auxiliaire municipal temporaire à soixante-deux francs trente par jour.

C'était en effet la mention qu'il disait faire figurer sur les feuilles d'emploi, à la suite du mot « qualification ». Lorsque vingt-deux ans auparavant, à la sortie d'une licence que, faute d'argent, il ne pouvait dépasser, il avait accepté cet emploi, on lui avait fait espérer, disait-il, une « titularisation » rapide. Il s'agissait seulement de donner pendant quelque temps les preuves de sa compétence dans les questions délicates que posait l'administration de notre cité. Par la suite, il ne pouvait manquer, on l'en avait assuré, d'arriver à un poste de rédacteur qui lui permettrait de vivre largement. Certes, ce n'était pas l'ambition qui faisait agir Joseph Grand, il s'en portait garant avec un sourire mélan-

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colique. Mais la perspective d'une vie matérielle assurée par des moyens honnêtes, et, partant, la possibilité de se livrer sans remords à ses occupations favorites lui souriait beaucoup. S'il avait accepté l'offre qui lui était faite, ce fut pour des raisons honorables et, si l'on peut dire, par fidélité à un idéal.

Il y avait de longues années que cet état de choses provisoire durait, la vie avait augmenté dans des proportions démesurées, et le sa-laire de Grand, malgré quelques augmentations générales, était encore dérisoire. Il s'en était plaint à Rieux, mais personne ne paraissait s'en aviser. C'est ici que se place l'originalité de Grand, ou du moins l'un de ses signes. Il eût pu, en effet, faire valoir, sinon des droits dont il n'était pas sûr, du moins les assurances qu'on lui avait données. Mais, d'abord, le chef de bureau qui l'avait engagé était mort depuis longtemps et l'employé, au demeurant, ne se souvenait pas des termes exacts de la promesse [58] qui lui avait été faite. Enfin, et surtout, joseph Grand ne trouvait pas ses mots.

C'est cette particularité qui peignait le mieux notre concitoyen, comme Rieux put le remarquer. C'est elle en effet qui l'empêchait toujours d'écrire la lettre de réclamation qu'il méditait, ou de faire la démarche que les circonstances exigeaient. À l'en croire, il se sentait particulièrement empêché d'employer le mot « droit » sur lequel il n'était pas ferme, ni celui de « promesses » qui aurait impliqué qu'il réclamait son dû et aurait par conséquent revêtu un caractère de hardiesse, peu compatible avec la modestie des fonctions qu'il occupait.

D'un autre côté, il se refusait à utiliser les termes de « bienveillance », « solliciter », « gratitude », dont il estimait qu'ils ne se conciliaient pas avec sa dignité personnelle. C'est ainsi que, faute de trouver le mot juste, notre concitoyen continua d'exercer ses obscures fonctions jusqu'à un âge assez avancé. Au reste, et toujours selon ce qu'il disait au docteur Rieux, il s'aperçut à l'usage que sa vie matérielle était assurée, de toutes façons, puisqu'il lui suffisait, après tout, d'adapter ses besoins à ses ressources. Il reconnut ainsi la justesse d'un des mots favoris du maire, gros industriel de notre ville, lequel affirmait avec force que finalement (et il insistait sur ce mot qui por-

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tait tout le poids du raisonnement), finalement donc, on n'avait jamais vu personne mourir de faim. Dans tous les cas, la vie quasi ascétique que menait joseph Grand l'avait finalement, en effet, délivré de tout souci de cet ordre. Il continuait de chercher ses mots.

Dans un certain sens, on peut bien dire que sa vie était exemplaire.

Il était de ces hommes, rares dans notre ville comme ailleurs, qui ont toujours le courage de leurs bons sentiments. Le peu qu'il confiait de lui témoignait [59] en effet de bontés et d'attachements qu'on n'ose pas avouer de nos jours. Il ne rougissait pas de convenir qu'il aimait ses neveux et sa sœur, seule parente qu'il eut gardée et qu'il allait, tous les deux ans, visiter en France. Il reconnaissait que le souvenir de ses parents, morts alors qu'il était encore jeune, lui donnait du chagrin. Il ne refusait pas d'admettre qu'il aimait pardessus tout une certaine cloche de son quartier qui résonnait doucement vers cinq heures du soir. Mais pour évoquer des émotions si simples cependant, le moindre mot lui coûtait mille peines. Finalement, cette difficulté avait fait son plus grand souci. « Ah ! docteur, disait-il, je voudrais bien apprendre à m'exprimer. » Il en parlait à Rieux chaque fois qu'il le rencontrait.

Le docteur, ce soir-là, regardant partir l'employé, comprenait tout d'un coup ce que Grand avait voulu dire : il écrivait sans doute un livre ou quelque chose d'approchant. Jusque dans le laboratoire où il se rendit enfin, cela rassurait Rieux. Il savait que cette impression était stupide, mais il n'arrivait pas à croire que la peste pût s'installer vraiment dans une ville où l'on pouvait trouver des fonctionnaires modestes qui cultivaient d'honorables manies. Exactement, il n'imaginait pas la place de ces manies au milieu de la peste et il jugeait donc que, pratiquement, la peste était sans avenir parmi nos concitoyens.

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