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- Justement, m'a-t-il répondu, nous sommes maintenant comme tout le monde.

« C'est lui qui m'a parlé des premiers cas de cette fièvre surpre-nante dont on commence à s'inquiéter. Une de ses femmes de chambre en est atteinte.

- Mais sûrement, ce n'est pas contagieux, a-t-il précisé avec em-pressement.

« Je lui ai dit que cela m'était égal.

- Ah ! je vois. Monsieur est comme moi, Monsieur est fataliste.

« Je n'avais rien avancé de semblable et d'ailleurs je ne suis pas fataliste. Je le lui ai dit... »

C'est à partir de ce moment que les carnets de Tarrou commencent à parler avec un peu de détails de cette fièvre inconnue dont on s'inquiétait déjà dans le public. En notant que le petit vieux avait retrouvé enfin ses chats avec la disparition des rats, et rectifiait patiemment ses tirs, Tarrou ajoutait qu'on pouvait déjà citer une dizaine de cas de cette fièvre, dont la plupart avaient été mortels.

À titre documentaire, on peut enfin reproduire le portrait du docteur Rieux par Tarrou. Autant que le narrateur puisse juger, il est assez fidèle :

« Paraît trente-cinq ans. Taille moyenne. Les épaules fortes. Visage presque rectangulaire. Les yeux sombres et droits, mais les mâchoires saillantes. Le nez fort est régulier. Cheveux noirs coupés très courts.

Albert Camus, LA PESTE (1947) 34

La bouche est arquée avec des lèvres pleines et presque toujours serrées. Il a un peu l'air d'un paysan sicilien avec sa peau cuite, son poil noir et ses vêtements de teintes toujours foncées, mais qui lui vont bien.

« Il marche vite. Il descend les trottoirs sans changer [41] son allure, mais deux fois sur trois remonte sur le trottoir opposé en faisant un léger saut. Il est distrait au volant de son auto et laisse souvent ses flèches de direction levées, même après qu'il ait effectué son tournant. Toujours nu-tête. L'air renseigné. »

Albert Camus, LA PESTE (1947) 35

[42] Les chiffres de Tarrou étaient exacts. Le docteur Rieux en savait quelque chose. Le corps du concierge isolé, il avait téléphoné à Richard pour le questionner sur ces fièvres inguinales.

- Je n'y comprends rien, avait dit Richard. Deux morts, l'un en quarante-huit heures, l'autre en trois jours. J'avais laissé le dernier avec toutes les apparences de la convalescence, un matin.

- Prévenez-moi, si vous avez d'autres cas, dit Rieux.

Il appela encore quelques médecins. L'enquête ainsi menée lui donna une vingtaine de cas semblables en quelques jours. Presque tous avaient été mortels. Il demanda alors à Richard, secrétaire du syndi-cat des médecins d'Oran, l'isolement des nouveaux malades.

- Mais je n'y puis rien, dit Richard. Il faudrait des mesures préfectorales. D'ailleurs, qui vous dit qu'il y a risque de contagion ?

- Rien ne me le dit, mais les symptômes sont inquiétants.

Richard, cependant, estimait qu'« il n'avait pas qualité ». Tout ce qu'il pouvait faire était d'en parler au préfet.

Mais, pendant qu'on parlait, le temps se gâtait. Au [43] lendemain de la mort du concierge, de grandes brumes couvrirent le ciel. Des pluies diluviennes et brèves s'abattirent sur la ville ; une chaleur ora-geuse suivait ces brusques ondées. La mer elle-même avait perdu son bleu profond et, sous le ciel brumeux, elle prenait des éclats d'argent ou de fer, douloureux pour la vue. La chaleur humide de ce printemps faisait souhaiter les ardeurs de l'été. Dans la ville, bâtie en escargot

Albert Camus, LA PESTE (1947) 36

sur son plateau, à peine ouverte vers la mer, une torpeur morne régnait. Au milieu de ses longs murs crépis, parmi les rues aux vitrines poudreuses, dans les tramways d'un jaune sale, on se sentait un peu prisonnier du ciel. Seul, le vieux malade de Rieux triomphait de son asthme pour se réjouir de ce temps.

- Ça cuit, disait-il, c'est bon pour les bronches.

Ça cuisait en effet, mais ni plus ni moins qu'une fièvre. Toute la ville avait la fièvre, c'était du moins l'impression qui poursuivait le docteur Rieux, le matin où il se rendait rue Faidherbe, afin d'assister à l'enquête sur la tentative de suicide de Cottard. Mais cette impression lui paraissait déraisonnable. Il l'attribuait à l'énervement et aux préoccupations dont il était assailli et il admit qu'il était urgent de mettre un peu d'ordre dans ses idées.

Quand il arriva, le commissaire n'était pas encore là. Grand attendait sur le palier et ils décidèrent d'entrer d'abord chez lui en laissant la porte ouverte. L'employé de mairie habitait deux pièces, meublées très sommairement. On remarquait seulement un rayon de bois blanc garni de deux ou trois dictionnaires, et un tableau noir sur lequel on pouvait lire encore, à demi effacés, les mots « allées fleuries ». Selon Grand, Cottard avait passé une bonne nuit. Mais il s'était réveillé, le matin, souffrant de la tête et incapable d'aucune réaction, Grand paraissait [44] fatigué et nerveux, se promenant de long en large, ouvrant et refermant sur la table un gros dossier rempli de feuilles manuscrites.

Il raconta cependant au docteur qu'il connaissait mal Cottard, mais qu'il lui supposait un petit avoir. Cottard était un homme bizarre.

Longtemps, leurs relations s'étaient bornées à quelques saluts dans l'escalier.

- Je n'ai eu que deux conversations avec lui. Il y a quelques jours, j'ai renversé sur le palier une boîte de craies que je ramenais chez moi. Il y avait des craies rouges et des craies bleues. À ce moment, Cottard est sorti sur le palier et m'a aidé à les ramasser. Il m'a demandé à quoi servaient ces craies de différentes couleurs.

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Grand lui avait alors expliqué qu'il essayait de refaire un peu de latin. Depuis le lycée, ses connaissances s'étaient estompées.

- Oui, dit-il au docteur, on m'a assuré que c'était utile pour mieux connaître le sens des mots français.

Il écrivait donc des mots latins sur son tableau. Il recopiait à la craie bleue la partie des mots qui changeait suivant les déclinaisons et les conjugaisons, et, à la craie rouge, celle qui ne changeait jamais.

- Je ne sais pas si Cottard a bien compris, mais il a paru intéressé et m'a demandé une craie rouge. J'ai été un peu surpris, mais après tout... je ne pouvais pas deviner, bien sûr, que cela servirait son projet.

Rieux demanda quel était le sujet de la deuxième conversation.

Mais, accompagné de son secrétaire, le commissaire arrivait qui voulait d'abord entendre les déclarations de Grand. Le docteur remarqua que Grand, parlant de Cottard, l'appelait toujours « le désespéré ». Il em-ploya même à un moment l'expression « résolution fatale ». Ils discu-tèrent sur le motif du suicide et Grand [45] se montra tatillon sur le choix des termes. On s'arrêta enfin sur les mots « chagrins intimes ».

Le commissaire demanda si rien dans l'attitude de Cottard ne laissait prévoir ce qu'il appelait « sa détermination ».

- Il a frappé hier à ma porte, dit Grand, pour me demander des al-lumettes. je lui ai donné ma boîte. Il s'est excusé en me disant qu'entre voisins... Puis il m'a assuré qu'il me rendrait ma boîte. je lui ai dit de la garder.

Le commissaire demanda à l'employé si Cottard ne lui avait pas paru bizarre.

- Ce qui m'a paru bizarre, c'est qu'il avait l'air de vouloir engager conversation. Mais moi, j'étais en train de travailler.

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