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- Les enterrements ne sont pas surveillés ?

- Non. J'ai téléphoné à Richard qu'il fallait des mesures complètes, non des phrases, et qu'il fallait élever contre l'épidémie une vraie bar-rière ou rien du tout.

- Et alors ?

- Il m'a répondu qu'il n'avait pas pouvoir. A mon avis, ça va monter.

[75] En trois jours, en effet, les deux pavillons furent remplis. Richard croyait savoir qu'on allait désaffecter une école et prévoir un hôpital auxiliaire. Rieux attendait les vaccins et ouvrait les bubons.

Castel retournait à ses vieux livres et faisait de longues stations à la bibliothèque.

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- Les rats sont morts de la peste ou de quelque chose qui lui ressemble beaucoup, concluait-il. Ils ont mis dans la circulation des dizaines de milliers de puces qui transmettront l'infection suivant une proportion géométrique, si on ne l'arrête pas à temps.

Rieux se taisait.

À cette époque le temps parut se fixer. Le soleil pompait les flaques des dernières averses. De beaux ciels bleus débordant d'une lumière jaune, des ronronnements d'avions dans la chaleur naissante, tout dans la saison invitait à la sérénité. En quatre jours, cependant, la fièvre fit quatre bonds surprenants : seize morts, vingt-quatre, vingt-huit et trente-deux. Le quatrième jour, on annonça l'ouverture de l'hôpital auxiliaire dans une école maternelle. Nos concitoyens qui, jusque-là, avaient continué de masquer leur inquiétude sous des plaisanteries, semblaient dans les rues plus abattus et plus silencieux.

Rieux décida de téléphoner au préfet

- Les mesures sont insuffisantes.

- J'ai les chiffres, dit le préfet, ils sont en effet inquiétants.

- Ils sont plus qu'inquiétants, ils sont clairs.

- Je vais demander des ordres au Gouvernement général.

Rieux raccrocha devant Castel :

- Des ordres ! Et il faudrait de l'imagination.

- Et les sérums ?

- Ils arriveront dans la semaine.

[76] La préfecture, par l'intermédiaire de Richard, demanda à Rieux un rapport destiné à être envoyé dans la capitale de la colonie pour solliciter des ordres. Rieux y mit une description clinique et des chiffres. Le même jour, on compta une quarantaine de morts. Le préfet prit sur lui, comme il disait, d'aggraver dès le lendemain les mesures prescrites. La déclaration obligatoire et l'isolement furent maintenus. Les maisons des malades devaient être fermées et désinfectées, les proches soumis à une quarantaine de sécurité, les enterre-

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ments organisés par la ville dans les conditions qu'on verra. Un jour après, les sérums arrivaient par avion. Ils pouvaient suffire aux cas en traitement. Ils étaient insuffisants si l'épidémie devait s'étendre. On répondit au télégramme de Rieux que le stock de sécurité était épuisé et que de nouvelles fabrications étaient commencées.

Pendant ce temps, et de toutes les banlieues environnantes, le printemps arrivait sur les marchés. Des milliers de roses se fanaient dans les corbeilles de marchands, au long des trottoirs, et leur odeur su crée flottait dans toute la ville. Apparemment, rien n'était changé. Les tramways étaient toujours pleins aux heures de pointe, vides et sales dans la journée. Tarrou observait le petit vieux et le petit vieux crachait sur les chats. Grand rentrait tous les soirs chez lui pour son mystérieux travail. Cottard tournait en rond et M. Othon, le juge d'instruction, conduisait toujours sa ménagerie. Le vieil asthmatique transvasait ses pois et l'on rencontrait parfois le journaliste Rambert, l'air tranquille et intéressé. Le soir, la même foule emplissait les rues et les queues s'allongeaient devant les cinémas. D'ailleurs, l'épidémie sembla reculer et, pendant quelques jours, on compta une dizaine de morts seulement. Puis, tout d'un coup, elle remonta en flèche. Le [77]

jour où le chiffre des morts atteignit de nouveau la trentaine, Bernard Rieux regardait la dépêche officielle que le préfet lui avait tendue en disant : « Ils ont eu peur. » La dépêche portait : « Déclarez l'état de peste. Fermez la ville. »

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[79]

LA PESTE (1947)

II

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[81] À partir de ce moment, il est possible de dire que la peste fut notre affaire à tous. Jusque-là, malgré la surprise et l'inquiétude que leur avaient apportées ces événements singuliers, chacun de nos concitoyens avait poursuivi ses occupations, comme il l'avait pu, à sa place ordinaire. Et sans doute, cela devait continuer. Mais une fois les portes fermées, ils s'aperçurent qu'ils étaient tous, et le narrateur lui-même pris dans le même sac et qu'il fallait s'en arranger. C'est ainsi, par exemple, qu'un sentiment aussi individuel que celui de la séparation d'avec un être aimé devint soudain, dès les premières semaines, celui de tout un peuple, et, avec la peur, la souffrance principale de ce long temps d'exil.

Une des conséquences les plus remarquables de la fermeture des portes fut, en effet, la soudaine séparation où furent placés des êtres qui n'y étaient pas préparés. Des mères et des enfants, des époux, des amants qui avaient cru procéder quelques jours auparavant à une séparation temporaire, qui s'étaient embrassés sur le quai de notre gare avec deux ou trois recommandations, certains de se revoir quelques jours ou quelques semaines plus tard, enfoncés dans la stupide confiance humaine, à peine distraits par ce départ de leurs préoccupations [82] habituelles, se virent d'un seul coup éloignés sans recours, empêchés de se rejoindre ou de communiquer. Car la fermeture s'était faite quelques heures avant que l'arrêt préfectoral fût publié, et, naturellement, il était impossible de prendre en considération les cas

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particuliers. On peut dire que cette invasion brutale de la maladie eut pour premier effet d'obliger nos concitoyens à agir comme s'ils n'avaient pas de sentiments individuels. Dans les premières heures de la journée où l'arrêté entra en vigueur, la préfecture fut assaillie par une foule de demandeurs qui, au téléphone ou auprès des fonctionnaires, exposaient des situations également intéressantes et, en même temps, également impossibles à examiner. À la vérité, il fallut plusieurs jours pour que nous nous rendissions compte que nous nous trouvions dans une situation sans compromis, et que les mots « transiger », « faveur », « exception », n'avaient plus de sens.

Même la légère satisfaction d'écrire nous fut refusée. D'une part, en effet, la ville n'était plus reliée au reste du pays par les moyens de communication habituels, et, d'autre part, un nouvel arrêté interdit l'échange de toute correspondance, pour éviter que les lettres pussent devenir les véhicules de l'infection. Au début, quelques privilégiés purent s'aboucher aux portes de la ville, avec des sentinelles des postes de garde, qui consentirent à faire passer des messages à l'extérieur.

Encore était-ce dans les premiers jours de l'épidémie, à un moment où les gardes trouvaient naturel de céder à des mouvements de compassion. Mais, au bout de quelque temps, lorsque les mêmes gardes furent bien persuadés de la gravité de la situation, ils se refusèrent à prendre des responsabilités dont ils ne pouvaient prévoir l'étendue. Les communications téléphoniques [83] interurbaines, autorisées au début, provoquèrent de tels encombrements aux cabines publiques et sur les lignes, qu'elles furent totalement suspendues pendant quelques jours, puis sévèrement limitées à ce qu'on appelait les cas urgents, comme la mort, la naissance et le mariage. Les télégrammes restèrent alors notre seule ressource. Des êtres que liaient l'intelligence, le coeur et la chair, en furent réduits à chercher les signes de cette communion ancienne dans les majuscules d'une dépêche de dix mots. Et comme, en fait, les formules qu'on peut utiliser dans un télégramme sont vite épuisées, de longues vies communes ou des passions douloureuses se résumèrent rapidement dans un échange périodique de formules toutes faites comme : « Vais bien. Pense à toi. Tendresse. »

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Certains d'entre nous, cependant, s'obstinaient à écrire et imaginaient sans trêve, pour correspondre avec l'extérieur, des combinaisons qui finissaient toujours par s'avérer illusoires. Quand même quelques-uns des moyens que nous avions imaginés réussissaient, nous n'en savions rien, ne recevant pas de réponse. Pendant des semaines, nous fûmes réduits alors à recommencer sans cesse la même lettre, à recopier les mêmes renseignements et les mêmes appels, si bien qu'au bout d'un certain temps, les mots qui d'abord étaient sortis tout saignants de notre coeur se vidaient de leur sens. Nous les recopiions alors machinalement, essayant de donner au moyen de ces phrases mortes des signes de notre vie difficile. Et pour finir, à ce monologue stérile et entêté, à cette conversation aride avec un mur, l'appel conventionnel du télégramme nous paraissait préférable.

Au bout de quelques jours d'ailleurs, quand il devint évident que personne ne parviendrait à sortir de notre [84] ville, on eut l'idée de demander si le retour de ceux qui étaient partis avant l'épidémie pouvait être autorisé. Après quelques jours de réflexion, la préfecture répondit par l'affirmative. Mais elle précisa que les rapatriés ne pourraient, en aucun cas, ressortir de la ville et que, s'ils étaient libres de venir, ils ne le seraient pas de repartir. Là encore, quelques familles, d'ailleurs rares, prirent la situation à la légère, et faisant passer avant toute prudence le désir où elles étaient de revoir leurs parents, invitè-rent ces derniers à profiter de l'occasion. Mais, très rapidement, ceux qui étaient prisonniers de la peste comprirent le danger auquel ils exposaient leurs proches et se résignèrent à souffrir cette séparation.

Au plus grave de la maladie, on ne vit qu'un cas où les sentiments humains furent plus forts que la peur d'une mort torturée. Ce ne fut pas, comme on pouvait s'y attendre, deux amants que l'amour jetait l'un vers l'autre, pardessus la souffrance. Il s'agissait seulement du vieux docteur Castel et de sa femme, mariés depuis de nombreuses années.

Mme Castel> quelques jours avant l'épidémie, s'était rendue dans une ville voisine. Ce n'était même pas un de ces ménages qui offrent au monde l'exemple d'un bonheur exemplaire et le narrateur est en mesure de dire que, selon toute probabilité, ces époux, jusqu'ici,

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n'étaient pas certains d'être satisfaits de leur union. Mais cette séparation brutale et prolongée les avait mis à même de s'assurer qu'ils ne pouvaient vivre éloignés l'un de l'autre, et qu'auprès de cette vérité soudain mise à jour, la peste était peu de chose.

C'était là une exception., Dans la majorité des cas, la séparation, c'était évident, ne devait cesser qu'avec l'épidémie. Et pour nous tous, le sentiment qui faisait notre vie et que, pourtant, nous croyions bien connaître (les Oranais, on l'a déjà dit, ont des passions [85] simples), prenait un visage nouveau. Des maris et des amants qui avaient la plus grande confiance dans leur compagne, se découvraient jaloux. Des hommes qui se croyaient légers en amour retrouvaient une constance.

Des fils, qui avaient vécu près de leur mère en la regardant à peine, mettaient toute leur inquiétude et leur regret dans un pli de son visage qui hantait leur souvenir. Cette séparation brutale, sans bavures, sans avenir prévisible, nous laissait décontenancés, incapables de réagir contre le souvenir de cette présence, encore si proche et déjà si lointaine, qui occupait maintenant nos journées. En fait, nous souffrions deux fois - de notre souffrance d'abord et de celle ensuite que nous imaginions aux absents, fils, épouse ou amante.

En d'autres circonstances, d'ailleurs, nos concitoyens auraient trouvé une issue dans une vie plus extérieure et plus active. Mais, en même temps, la peste les laissait oisifs, réduits à tourner en rond dans leur ville morne et livrés, jour après jour, aux jeux décevants du souvenir. Car dans leurs promenades sans but, ils étaient amenés à passer toujours par les mêmes chemins, et, la plupart du temps, dans une si petite ville, ces chemins étaient précisément ceux qu'à une autre époque, ils avaient parcourus avec l'absent.

Ainsi, la première chose que la peste apporta à nos concitoyens fut l'exil. Et le narrateur est persuadé qu'il peut écrire ici, au nom de tous, ce que lui-même a éprouvé alors, puisqu'il l'a éprouvé en même temps que beaucoup de nos concitoyens. Car c'était bien le sentiment de l'exil que ce creux que nous portions constamment en nous, cette émotion précise, le désir déraisonnable de revenir en arrière ou au contraire de presser la marche du temps, ces flèches brûlantes de la

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mémoire. Si, quelquefois, nous nous laissions aller à l'imagination [86]

et nous plaisions à attendre le coup de sonnette du retour ou un pas familier dans l'escalier, si, à ces moments-là, nous consentions à oublier que les trains étaient immobilisés, si nous nous arrangions alors pour rester chez nous à l'heure où, normalement, un voyageur amené par l'express du soir pouvait être rendu dans notre quartier, bien entendu, ces jeux ne pouvaient durer. Il venait toujours un moment où nous nous apercevions clairement que les trains n'arrivaient pas. Nous savions alors que notre séparation était destinée à durer et que nous deviens essayer de nous arranger avec le temps. Dès lors, nous réintégrions en somme notre condition de prisonniers, nous étions réduits à notre passé, et si même quelques-uns d'entre nous avaient la tentation de vivre dans l'avenir, ils y renonçaient rapidement, autant du moins qu'il leur était possible, en éprouvant les blessures que finalement l'imagination inflige à ceux qui lui font confiance.

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