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Arrivé à bonne distance, il le mit en joue ; mais, au moment de presser la détente, il sentit son bras trembler ; ses gros gants de peau le gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d’une main plus assurée.

Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l’arme tombait à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans l’espace.

Au bruit de la détonation, le docteur accourut ; il comprit tout. Il vit l’animal s’enfuir tranquillement ; Johnson se désespérait et ne pensait plus à ses souffrances.

– Je suis une véritable femmelette ! s’écriait-il, un enfant qui ne sait pas supporter une douleur ! Moi ! moi ! à mon âge !

Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire geler ; tenez, vos mains sont déjà blanches ; venez ! venez !

– Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny ! répondait le maître d’équipage. Laissez-moi !

– Mais venez donc, entêté ! venez donc ! il sera bientôt trop tard !

Et le docteur, entraînant le vieux marin sous la tente lui fit mettre les deux mains dans une jatte d’eau que la chaleur du poêle avait maintenue liquide, quoique froide ; mais à peine les mains de Johnson y furent-elles plongées que l’eau se congela immédiatement à leur contact.

– Vous le voyez, dit le docteur, il était temps de rentrer, sans quoi j’aurais été obligé d’en venir à l’amputation.

Grâce à ses soins, tout danger disparut au bout d’une heure, mais non sans peine, et il fallut des frictions réitérées pour rappeler la circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui recommanda surtout d’éloigner ses mains du poêle, dont la chaleur eût amené de graves accidents.

Ce matin-là, on dut se priver de déjeuner ; du pemmican, de la viande salée, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit ; à peine une demi-livre de café ; il fallut se contenter de cette boisson brûlante, et on se remit en marche.

– Plus de ressources ! dit Bell à Johnson, avec un indicible accent de désespoir.

– Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin ; il est tout-puissant pour nous sauver !

– Ah ! ce capitaine Hatteras ! reprit Bell, il a pu revenir de ses premières expéditions, l’insensé ! mais de celle-ci il ne reviendra jamais, et nous ne reverrons plus notre pays !

– Courage, Bell ! J’avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.

– Le docteur Clawbonny ? dit Bell.

– Lui-même ! répondit Johnson.

– Que peut-il dans une situation pareille ? répliqua Bell en haussant les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande ? Est-ce un dieu, pour faire des miracles ?

– Qui sait ! répondit le maître d’équipage aux doutes de son compagnon. J’ai confiance en lui.

Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel il ne pensait même plus.

Cette journée fut de trois milles à peine : le soir, on ne mangea pas ; les chiens menaçaient de se dévorer entre eux : les hommes ressentaient avec violence les douleurs de la faim.

On ne vit pas un seul animal. D’ailleurs, à quoi bon ? on ne pouvait chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaître, à un mille sous le vent, l’ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.

– Il nous guette ! pensa-t-il : il voit en nous une proie assurée !

Mais Johnson ne dit rien à ses compagnons : le soir, on fit la halte habituelle, et le souper ne se composa que de café. Les infortunés sentaient leurs yeux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et, torturés par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil ; des rêves étranges et des plus douloureux s’emparaient de leur esprit.

Sous une latitude où le corps demande impérieusement à se réconforter, les malheureux n’avaient pas mangé depuis trente-six heures, quand le matin du mardi arriva. Cependant, animés par un courage, une volonté surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traîneau que les chiens ne pouvaient tirer.

Au bout de deux heures, ils tombèrent épuisés.

Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours énergique, il employa les supplications, les prières, pour décider ses compagnons à se relever : c’était demander l’impossible !

Alors, aidé de Johnson, il tailla une maison de glace dans un ice-berg. Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l’air de creuser leur tombe.

– Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid.

Après de cruelles fatigues, la maison fut prête, et toute la troupe s’y blottit.

Ainsi se passa la journée. Le soir, pendant que ses compagnons demeuraient sans mouvement, Johnson eut une sorte d’hallucination ; il rêva d’ours gigantesque.

Ce mot, souvent répété par lui, attira l’attention du docteur, qui, tiré de son engourdissement, demanda au vieux marin pourquoi il parlait d’ours, et de quel ours il s’agissait.

– L’ours qui nous suit, répondit Johnson.

– L’ours qui nous suit ? répéta le docteur.

– Oui, depuis deux jours !

– Depuis deux jours ! Vous l’avez vu ?

– Oui, il se tient à un mille sous le vent.

– Et vous ne m’avez pas prévenu, Johnson ?

– À quoi bon ?

– C’est juste, fit le docteur ; nous n’avons pas une seule balle à lui envoyer.

– Ni même un lingot, un morceau de fer, un clou quelconque ! répondit le vieux marin.

Le docteur se tut et se prit à réfléchir. Bientôt il dit au maître d’équipage :

– Vous êtes certain que cet animal nous suit ?

– Oui, monsieur Clawbonny. Il compte sur un repas de chair humaine ! Il sait que nous ne pouvons pas lui échapper !

– Johnson ! fit le docteur, ému de l’accent désespéré de son compagnon.

– Sa nourriture est assurée, à lui ! répliqua le malheureux, que le délire prenait ; il doit être affamé, et je ne sais pas pourquoi nous le faisons attendre !

– Johnson, calmez-vous !

– Non, monsieur Clawbonny ; puisque nous devons y passer, pourquoi prolonger les souffrances de cet animal ? Il a faim comme nous ; il n’a pas de phoque à dévorer ! Le Ciel lui envoie des hommes ! eh bien, tant mieux pour lui !

Le vieux Johnson devenait fou ; il voulait quitter la maison de glace. Le docteur eut beaucoup de peine à le contenir, et, s’il y parvint, ce fut moins par la force que parce qu’il prononça les paroles suivantes avec un accent de profonde conviction :

– Demain, dit-il, je tuerai cet ours !

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