Il ne se dissipait pas, mais il baissait comme l’eau d’un étang qui se vide peu à peu ; il paraissait rentrer dans le sol où il avait pris naissance ; les sommets resplendissants des ice-bergs grandissaient au-dessus de lui ; d’autres, immergés jusqu’alors, sortaient comme des îles nouvelles ; par une illusion d’optique facile à concevoir, les voyageurs, accrochés à leurs cônes de glace, croyaient s’élever dans l’atmosphère, tandis que le niveau supérieur du brouillard s’abaissait au-dessous d’eux.
Bientôt le haut du traîneau apparut, puis les chiens d’attelage, puis d’autres animaux au nombre d’une trentaine, puis de grosses masses s’agitant, et Duk sautant, dont la tête sortait de la couche gelée et s’y replongeait tour à tour.
– Des renards ! s’écria Bell.
– Des ours, répondit le docteur ! un ! trois ! cinq !
– Nos chiens ! nos provisions ! fit Simpson.
Une bande de renards et d’ours, ayant rejoint le traîneau, faisait une large brèche aux provisions. L’instinct du pillage les réunissait dans un parfait accord ; les chiens aboyaient avec fureur, mais la troupe n’y prenait pas garde ; et la scène de destruction se poursuivait avec acharnement.
– Feu ! s’écria le capitaine en déchargeant son fusil.
Ses compagnons l’imitèrent. Mais à cette quadruple détonation les ours, relevant la tête et poussant un grognement comique, donnèrent le signal du départ ; ils prirent un petit trot que le galop d’un cheval n’eût pas égalé, et, suivis de la bande de renards, ils disparurent bientôt au milieu des glaçons du nord.
Chapitre 30 LE CAIRN
La durée de ce phénomène particulier aux climats polaires avait été de trois quarts d’heure environ ; les ours et les renards eurent le temps d’en prendre à leur aise ; ces provisions arrivaient à point pour remettre ces animaux, affamés pendant ce rude hiver ; la bâche du traîneau déchirée par des griffes puissantes, les caisses de pemmican ouvertes et défoncées, les sacs de biscuit pillés, les provisions de thé répandues sur la neige, un tonnelet d’esprit-de-vin aux douves disjointes et vide de son précieux liquide, les effets de campement dispersés, saccagés, tout témoignait de l’acharnement de ces bêtes sauvages, de leur avidité famélique, de leur insatiable voracité.
– Voilà un malheur, dit Bell en contemplant cette scène de désolation.
– Et probablement irréparable, répondit Simpson.
– Évaluons d’abord le dégât, reprit le docteur, et nous en parlerons après.
Hatteras, sans mot dire, recueillait déjà les caisses et les sacs épars ; on ramassa le pemmican et les biscuits encore mangeables ; la perte d’une partie de l’esprit-de-vin était une chose fâcheuse ; sans lui, plus de boisson chaude, plus de thé, plus de café. En faisant l’inventaire des provisions épargnées, le docteur constata la disparition de deux cents livres de pemmican, et de cent cinquante livres de biscuit ; si le voyage continuait, il devenait nécessaire aux voyageurs de se mettre à demi-ration.
On discuta donc le parti à prendre dans ces circonstances. Devait-on retourner au navire, et recommencer cette expédition ? Mais comment se décider à perdre ces cent cinquante milles déjà franchis ? Revenir sans ce combustible si nécessaire serait d’un effet désastreux sur l’esprit de l’équipage ! Trouverait-on encore des gens déterminés à reprendre cette course à travers les glaces ?
Évidemment, le mieux était de se porter en avant, même au prix des privations les plus dures.
Le docteur, Hatteras et Bell étaient pour ce dernier parti ; Simpson poussait au retour ; les fatigues du voyage avaient altéré sa santé ; il s’affaiblissait visiblement ; mais enfin, se voyant seul de son avis, il reprit sa place en tête du traîneau, et la petite caravane continua sa route au sud.
Pendant les trois jours suivants, du 15 au 17 janvier, les incidents monotones du voyage se reproduisirent ; on avançait plus lentement ; les voyageurs se fatiguaient ; la lassitude les prenait aux jambes ; les chiens de l’attelage tiraient péniblement ; cette nourriture insuffisante n’était pas faite pour réconforter bêtes et gens. Le temps variait avec sa mobilité accoutumée, sautant d’un froid intense à des brouillards humides et pénétrants.
Le 18 janvier, l’aspect des champs de glace changea soudain ; un grand nombre de pics, semblables à des pyramides terminées par une pointe aiguë, et d’une grande élévation, se dressèrent à l’horizon ; le sol, à certaines places, perçait la couche de neige ; il semblait formé de gneiss, de schiste et de quartz avec quelque apparence de roches calcaires. Les voyageurs foulaient enfin la terre ferme, et cette terre devait être, d’après l’estimation, ce continent appelé le Nouveau-Cornouailles.
Le docteur ne put s’empêcher de frapper d’un pied satisfait ce terrain solide ; les voyageurs n’avaient plus que cent milles à franchir pour atteindre le cap Belcher ; mais leurs fatigues allaient singulièrement s’accroître sur ce sol tourmenté, semé de roches aiguës, de ressauts dangereux, de crevasses et de précipices ; il fallait s’enfoncer dans l’intérieur des terres, et gravir les hautes falaises de la côte, à travers des gorges étroites dans lesquelles les neiges s’amoncelaient sur une hauteur de trente à quarante pieds.
Les voyageurs vinrent à regretter promptement le chemin à peu près uni, presque facile, des ice-fields si propices au glissage du traîneau ; maintenant, il fallait tirer avec force ; les chiens éreintés n’y suffisaient plus ; les hommes, forcés de s’atteler près d’eux, s’épuisaient à les soulager ; plusieurs fois, il devint nécessaire de décharger entièrement les provisions pour franchir des monticules extrêmement roides, dont les surfaces glacées ne donnaient aucune prise ; tel passage de dix pieds demanda des heures entières ; aussi, pendant cette première journée, on gagna cinq milles à peine sur cette terre de Cornouailles, bien nommée assurément, car elle présentait les aspérités, les pointes aiguës, les arêtes vives, les roches convulsionnées de l’extrémité sud-ouest de l’Angleterre.
Le lendemain, le traîneau atteignit la partie supérieure des falaises ; les voyageurs, à bout de forces, ne pouvant construire leur maison de neige, durent passer la nuit sous la tente, enveloppés dans les peaux de buffle, et réchauffant leurs bas mouillés sur leur poitrine. On comprend les conséquences inévitables d’une pareille hygiène ; le thermomètre, pendant cette nuit, descendit plus bas que quarante-quatre degrés (-42° centigrades), et le mercure gela.
La santé de Simpson s’altérait d’une façon inquiétante ; un rhume de poitrine opiniâtre, des rhumatismes violents, des douleurs intolérables, l’obligeaient à se coucher sur le traîneau qu’il ne pouvait plus guider. Bell le remplaça ; il souffrait, mais ses souffrances n’étaient pas de nature à l’aliter. Le docteur ressentait aussi l’influence de cette excursion par un hiver terrible ; cependant il ne laissait pas une plainte s’échapper de sa poitrine ; il marchait en avant, appuyé sur son bâton ; il éclairait la route, il aidait à tout. Hatteras, impassible, impénétrable, insensible, valide comme au premier jour avec son tempérament de fer, suivait silencieusement le traîneau.
Le 20 janvier, la température fut si rude, que le moindre effort amenait immédiatement une prostration complète. Cependant les difficultés du sol devinrent telles que le docteur, Hatteras et Bell, s’attelèrent près des chiens ; des chocs inattendus avaient brisé le devant du traîneau ; on dut le raccommoder. Ces causes de retard se reproduisaient plusieurs fois par jour.
Les voyageurs suivaient une profonde ravine, engagés dans la neige jusqu’à mi-corps, et suant au milieu d’un froid violent. Ils ne disaient mot. Tout à coup, Bell, placé près du docteur, se prend à regarder celui-ci avec effroi ; puis, sans prononcer une parole, il ramasse une poignée de neige, et en frotte vigoureusement la figure de son compagnon.
– Eh bien, Bell ! faisait le docteur en se débattant.
Mais Bell continuait et frottait de son mieux.
– Voyons ! Bell, reprit le docteur, la bouche, le nez, les yeux pleins de neige, êtes-vous fou ? Qu’y a-t-il donc ?
– Il y a, répondit Bell, que si vous possédez encore un nez, c’est à moi que vous le devrez !
– Un nez ! répliqua vivement le docteur en portant la main à son visage.
– Oui, monsieur Clawbonny, vous étiez complètement frost-bitten ; votre nez était tout blanc quand je vous ai regardé, et sans mon traitement énergique vous seriez privé de cet ornement, incommode en voyage, mais nécessaire dans l’existence.
En effet, un peu plus le docteur avait le nez gelé ; la circulation du sang s’étant heureusement refaite à propos, grâce aux vigoureuses frictions de Bell, tout danger disparut.
– Merci ! Bell, dit le docteur, et à charge de revanche.
– J’y compte, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier, et plût au ciel que nous n’eussions jamais de plus grands malheurs à redouter !
– Hélas, Bell ! reprit le docteur, vous faites allusion à Simpson ; le pauvre garçon est en proie à de terribles souffrances.
– Craignez-vous pour lui ? demanda vivement Hatteras
– Oui, capitaine, reprit le docteur.
– Et que craignez-vous ?
– Une violente attaque de scorbut ; ses jambes enflent déjà et ses gencives se prennent ; le malheureux est là, couché sous les couvertures du traîneau, à demi gelé, et les chocs ravivent à chaque instant ses douleurs ; je le plains, Hatteras, et je ne puis rien pour le soulager !
– Pauvre Simpson ! murmura Bell.