– Et ces infortunés qui ignorent !… s’écria le docteur.
– Silence ! fit Hatteras en portant son doigt à ses lèvres.
Chapitre 28 PRÉPARATIFS DE DÉPART
Hatteras ne voulut pas mettre son équipage au courant de cette situation nouvelle. Il avait raison. Ces malheureux, se sachant entraînés vers le nord avec une force irrésistible, se fussent livrés peut-être aux folies du désespoir. Le docteur le comprit, et approuva le silence du capitaine.
Celui-ci avait renfermé dans son cœur les impressions que lui causèrent cette découverte. Ce fut son premier instant de bonheur depuis ces longs mois passés dans sa lutte incessante contre les éléments. Il se trouvait reporté à cent cinquante milles plus au nord, à peine à huit degrés du pôle ! Mais cette joie, il la cacha si profondément, que le docteur ne put pas même la soupçonner ; celui-ci se demanda bien pourquoi l’œil d’Hatteras brillait d’un éclat inaccoutumé ; mais ce fut tout, et la réponse si naturelle à cette question ne lui vint même pas à l’esprit.
Le Forward, en se rapprochant du pôle, s’était éloigné de ce gisement de charbon observé par sir Edward Belcher ; au lieu de cent milles, il fallait, pour le chercher, revenir de deux cent cinquante milles vers le sud. Cependant, après une courte discussion à cet égard entre Hatteras et Clawbonny, le voyage fut maintenu.
Si Belcher avait dit vrai, et l’on ne pouvait mettre sa véracité en doute, les choses devaient se trouver dans l’état où il les avait laissées. Depuis 1853, pas une expédition nouvelle ne fut dirigée vers ces continents extrêmes. On ne rencontrait que peu ou point d’Esquimaux sous cette latitude. La déconvenue arrivée à l’île Beechey ne pouvait se reproduire sur les côtes du Nouveau-Cornouailles. La basse température de ce climat conservait indéfiniment les objets abandonnés à son influence. Toutes les chances se réunissaient donc en faveur de cette excursion à travers les glaces.
On calcula que ce voyage pourrait durer quarante jours au plus, et les préparatifs furent faits par Johnson en conséquence.
Ses soins se portèrent d’abord sur le traîneau ; il était de forme groënlandaise, large de trente-cinq pouces et long de vingt-quatre pieds. Les Esquimaux en construisent qui dépassent souvent cinquante pieds en longueur. Celui-ci se composait de longues planches recourbées à l’avant et à l’arrière, et tendues comme un arc par deux fortes cordes. Cette disposition lui donnait un certain ressort de nature à rendre les chocs moins dangereux. Ce traîneau courait aisément sur la glace ; mais par les temps de neige, lorsque les couches blanches n’étaient pas encore durcies, on lui adaptait deux châssis verticaux juxtaposés, et, élevé de la sorte, il pouvait avancer sans accroître son tirage. D’ailleurs, en le frottant d’un mélange de soufre et de neige, suivant la méthode esquimau, il glissait avec une remarquable facilité.
Son attelage se composait de six chiens ; ces animaux, robustes malgré leur maigreur, ne paraissaient pas trop souffrir de ce rude hiver ; leurs harnais de peau de daim étaient en bon état ; on devait compter sur un tel équipage, que les Groënlandais d’Uppernawik avaient vendu en conscience. À eux six, ces animaux pouvaient traîner un poids de deux mille livres, sans se fatiguer outre mesure.
Les effets de campement furent une tente, pour le cas où la construction d’une snow-house[53] serait impossible, une large toile de mackintosh, destinée à s’étendre sur la neige, qu’elle empêchait de fondre au contact du corps, et enfin plusieurs couvertures de laine et de peau de buffle. De plus, on emporta l’halkett-boat.
Les provisions consistèrent en cinq caisses de pemmican pesant environ quatre cent cinquante livres ; on comptait une livre de pemmican par homme et par chien ; ceux-ci étaient au nombre de sept, en comprenant Duk ; les hommes ne devaient pas être plus de quatre. On emportait aussi douze gallons d’esprit-de-vin, c’est-à-dire cent cinquante livres à peu près, du thé, du biscuit en quantité suffisante, une petite cuisine portative, avec une notable quantité de mèches et d’étoupes, de la poudre, des munitions, et quatre fusils à deux coups. Les hommes de l’expédition, d’après l’invention du capitaine Parry, devaient se ceindre de ceintures en caoutchouc, dans lesquelles la chaleur du corps et le mouvement de la marche maintenaient du café, du thé et de l’eau à l’état liquide.
Johnson soigna tout particulièrement la confection des snow-shoes[54] , fixées sur des montures en bois garnies de lanières de cuir ; elles servaient de patins ; sur les terrains entièrement glacés et durcis, les mocassins de peau de daim les remplaçaient avec avantage ; chaque voyageur dut être muni de deux paires des unes et des autres.
Ces préparatifs, si importants, puisqu’un détail omis peut amener la perte d’une expédition, demandèrent quatre jours pleins. Chaque midi, Hatteras eut soin de relever la position de son navire ; il ne dérivait plus, et il fallait cette certitude absolue pour opérer le retour.
Hatteras s’occupa de choisir les hommes qui devaient le suivre. C’était une grave décision à prendre ; quelques-uns n’étaient pas bons à emmener, mais on devait aussi regarder à les laisser à bord. Cependant, le salut commun dépendant de la réussite du voyage, il parut opportun au capitaine de choisir avant tout des compagnons sûrs et éprouvés.
Shandon se trouva donc exclu ; il ne manifesta, d’ailleurs, aucun regret à cet égard. James Wall, complètement alité, ne pouvait prendre part à l’expédition.
L’état des malades, au surplus, n’empirait pas ; leur traitement consistait en frictions répétées et en fortes doses de jus de citron ; il n’était pas difficile à suivre, et ne nécessitait aucunement la présence du docteur. Celui-ci se mit donc en tête des voyageurs, et son départ n’amena point la moindre réclamation.
Johnson eût vivement désiré accompagner le capitaine dans sa périlleuse entreprise ; mais celui-ci le prit à part, et d’une voix affectueuse, presque émue :
– Johnson, lui dit-il, je n’ai de confiance qu’en vous. Vous êtes le seul officier auquel je puisse laisser mon navire. Il faut que je vous sache là pour surveiller Shandon et les autres. Ils sont enchaînés ici par l’hiver ; mais qui sait les funestes résolutions dont leur méchanceté est capable ? Vous serez muni de mes instructions formelles, qui remettront au besoin le commandement entre vos mains. Vous serez un autre moi-même. Notre absence durera quatre à cinq semaines au plus, et je serai tranquille, vous ayant là où je ne puis être. Il vous faut du bois, Johnson. Je le sais ! mais, autant qu’il sera possible, épargnez mon pauvre navire. Vous m’entendez, Johnson ?
– Je vous entends, capitaine, répondit le vieux marin, et je resterai, puisque cela vous convient ainsi.
– Merci ! dit Hatteras en serrant la main de son maître d’équipage, et il ajouta : Si vous ne nous voyez pas revenir, Johnson, attendez jusqu’à la débâcle prochaine, et tâchez de pousser une reconnaissance vers le pôle. Si les autres s’y opposent, ne pensez plus à nous, et ramenez le Forward en Angleterre.
– C’est votre volonté, capitaine ?
– Ma volonté absolue, répondit Hatteras.
– Vos ordres seront exécutés, dit simplement Johnson.
Cette décision prise, le docteur regretta son digne ami, mais il dut reconnaître qu’Hatteras faisait bien en agissant ainsi.
Les deux autres compagnons de voyage furent Bell, le charpentier, et Simpson. Le premier, bien portant, brave et dévoué, devait rendre de grands services pour les campements sur la neige ; le second, quoique moins résolu, accepta cependant de prendre part à une expédition dans laquelle il pouvait être fort utile en sa double qualité de chasseur et de pêcheur.
Ainsi ce détachement se composa d’Hatteras, de Clawbonny, de Bell, de Simpson et du fidèle Duk, c’étaient donc quatre hommes et sept chiens à nourrir. Les approvisionnements avaient été calculés en conséquence.
Pendant les premiers jours de janvier, la température se maintint en moyenne à trente-trois degrés au-dessous de zéro (-37º centigrades). Hatteras guettait avec impatience un changement de temps ; plusieurs fois il consulta le baromètre, mais il ne fallait pas s’y fier ; cet instrument semble perdre sous les hautes latitudes sa justesse habituelle ; la nature, dans ces climats, apporte de notables exceptions à ses lois générales : ainsi la pureté du ciel n’était pas toujours accompagnée de froid, et la neige ne ramenait pas une hausse dans la température ; le baromètre restait incertain, ainsi que l’avaient déjà remarqué beaucoup de navigateurs des mers polaires ; il descendait volontiers avec des vents du nord et de l’est ; bas, il amenait du beau temps ; haut, de la neige ou de la pluie. On ne pouvait donc compter sur ses indications.
Enfin, le 5 janvier, une brise de l’est ramena une reprise de quinze degrés ; la colonne thermométrique remonta à dix-huit degrés au-dessous de zéro (-28º centigrades). Hatteras résolut de partir le lendemain ; il n’y tenait plus, à voir sous ses yeux dépecer son navire ; la dunette avait passé tout entière dans le poêle.
Donc, le 6 janvier, au milieu de rafales de neige, l’ordre du départ fut donné ; le docteur fit ses dernières recommandations aux malades ; Bell et Simpson échangèrent de silencieux serrements de main avec leurs compagnons. Hatteras voulut adresser ses adieux à haute voix, mais il se vit entouré de mauvais regards. Il crut surprendre un ironique sourire sur les lèvres de Shandon. Il se tut. Peut-être même hésita-t-il un instant à partir, en jetant les yeux sur le Forward.
Mais il n’y avait pas à revenir sur sa décision ; le traîneau chargé et attelé attendait sur le champ de glace ; Bell prit les devants ; les autres suivirent. Johnson accompagna les voyageurs pendant un quart de mille ; puis Hatteras le pria de retourner à bord, ce que le vieux marin fit après un long geste d’adieu.
En ce moment, Hatteras, se retournant une dernière fois vers le brick, vit l’extrémité de ses mâts disparaître dans les sombres neiges du ciel.
Chapitre 29 À TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE
La petite troupe descendit vers le sud-est. Simpson dirigeait l’équipage du traîneau. Duk l’aidait avec zèle, ne s’étonnant pas trop du métier de ses semblables. Hatteras et le docteur marchaient derrière, tandis que Bell, chargé d’éclairer la route, s’avançait en tête, sondant les glaces du bout de son bâton ferré.
La hausse du thermomètre annonçait une neige prochaine ; celle-ci ne se fit pas attendre, et tomba bientôt en épais flocons. Ces tourbillons opaques ajoutaient aux difficultés du voyage ; on s’écartait de la ligne droite ; on n’allait pas vite ; cependant, on put compter sur une moyenne de trois milles à l’heure.
Le champ de glace, tourmenté par les pressions de la gelée, présentait une surface inégale et raboteuse ; les heurts du traîneau devenaient fréquents, et, suivant les pentes de la route, il s’inclinait parfois sous des angles inquiétants ; mais enfin on se tira d’affaire.
Hatteras et ses compagnons se renfermaient avec soin dans leurs vêtements de peau taillés à la mode groënlandaise ; ceux-ci ne brillaient pas par la coupe, mais ils s’appropriaient aux nécessités du climat ; la figure des voyageurs se trouvait encadrée dans un étroit capuchon impénétrable au vent et à la neige ; la bouche, le nez, les yeux, subissaient seuls le contact de l’air, et il n’eût pas fallu les en garantir ; rien d’incommode comme les hautes cravates et les cache-nez, bientôt roidis par la glace ; le soir, on n’eût pu les enlever qu’à coups de hache, ce qui, même dans les mers arctiques, est une vilaine manière de se déshabiller. Il fallait au contraire laisser un libre passage à la respiration, qui devant un obstacle se fût immédiatement congelée.
L’interminable plaine se poursuivait avec une fatigante monotonie ; partout des glaçons amoncelés sous des aspects uniformes, des hummoks dont l’irrégularité finissait par sembler régulière, des blocs fondus dans un même moule, et des ice-bergs entre lesquels serpentaient de tortueuses vallées ; on marchait, la boussole à la main ; les voyageurs parlaient peu. Dans cette froide atmosphère, ouvrir la bouche constituait une véritable souffrance ; des cristaux de glace aigus se formaient soudain entre les lèvres, et la chaleur de l’haleine ne parvenait pas à les dissoudre. La marche restait silencieuse, et chacun tâtait de son bâton ce sol inconnu. Les pas de Bell s’imprégnaient dans les couches molles ; on les suivait attentivement, et, là où il passait, le reste de la troupe pouvait se hasarder à son tour.
Des traces nombreuses d’ours et de renards se croisaient en tous sens ; mais il fut impossible pendant cette première journée d’apercevoir un seul de ces animaux ; les chasser eût été d’ailleurs dangereux et inutile : on ne pouvait encombrer le traîneau déjà lourdement chargé.
Ordinairement, dans les excursions de ce genre, les voyageurs ont soin de laisser des dépôts de vivres sur leur route ; il les placent dans des cachettes de neige à l’abri des animaux, se déchargeant d’autant pour leur voyage, et, au retour, ils reprennent peu à peu ces approvisionnements qu’ils n’ont pas eu la peine de transporter.