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– Cela n’est pas douteux ; je regrette que nous ayons abattu ce pauvre animal ! Pendant son hivernage, James Ross eut l’idée de prendre dans des pièges une grande quantité de renards blancs ; on riva à leur cou des colliers de cuivre sur lesquels étaient gravée l’indication de ses navires l’Entreprise et l’Investigator, ainsi que celle des dépôts de vivres. Ces animaux traversent d’immenses étendues de terrain en quête de leur nourriture, et James Ross espérait que l’un d’eux pourrait tomber entre les mains de quelques hommes de l’expédition Franklin. Voilà toute l’explication, et cette pauvre bête qui aurait pu sauver la vie de deux équipages, est venue inutilement tomber sous nos balles.

– Ma foi, nous ne le mangerons pas, dit Johnson ; d’ailleurs, un renard de douze ans ! En tous cas, nous conserverons sa peau en témoignage de cette curieuse rencontre.

Johnson chargea la bête sur ses épaules. Les chasseurs se dirigèrent vers le navire en s’orientant sur les étoiles ; leur expédition ne fut pas cependant tout à fait infructueuse ; ils purent abattre plusieurs couples de ptarmigans.

Une heure avant d’arriver au Forward, il survint un phénomène qui excita au plus haut degré l’étonnement du docteur. Ce fut une véritable pluie d’étoiles filantes ; on pouvait les compter par milliers, comme les fusées dans un bouquet de feu d’artifice d’une blancheur éclatante ; la lumière de la lune pâlissait. L’œil ne pouvait se lasser d’admirer ce phénomène qui dura plusieurs heures. Pareil météore fut observé au Groënland par les Frères Moraves en 1799. On eut dit une véritable fête que le ciel donnait à la terre sous ces latitudes désolées. Le docteur, de retour à bord, passa la nuit entière à suivre la marche de ce météore, qui cessa vers les sept heures du matin, au milieu du profond silence de l’atmosphère.

Chapitre 26 LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON

Les ours paraissaient décidément imprenables ; on tua quelques phoques pendant les journées des 4, 5 et 6 novembre, puis le vent venant à changer, la température s’éleva de plusieurs degrés ; mais les drifts[52] de neige recommencèrent avec une incomparable violence. Il devint impossible de quitter le navire, et l’on eut fort à faire pour combattre l’humidité. À la fin de la semaine, les condensateurs recelaient plusieurs boisseaux de glace.

Le temps changea de nouveau le 15 novembre, et le thermomètre, sous l’influence de certaines conditions atmosphériques, descendit à vingt-quatre degrés au-dessous de zéro (-31° centigrades). Ce fut la plus basse température observée jusque-là. Ce froid eût été supportable dans une atmosphère tranquille ; mais le vent soufflait alors, et semblait fait de lames aiguës qui traversaient l’air.

Le docteur regretta fort d’être ainsi captif, car la neige, raffermie par le vent, offrait un terrain solide pour la marche, et il eût pu tenter quelque lointaine excursion.

Cependant, il faut le dire, tout exercice violent par un tel froid amène vite l’essoufflement. Un homme ne peut alors produire le quart de son travail habituel ; les outils de fer deviennent impossibles à manier ; si la main les prend sans précaution, elle éprouve une douleur semblable à celle d’une brûlure, et des lambeaux de sa peau restent attachés à l’objet imprudemment saisi.

L’équipage, confiné dans le navire, fut donc réduit à se promener pendant deux heures par jour sur le pont recouvert, où il avait la permission de fumer, car cela était défendu dans la salle commune.

Là, dès que le feu baissait un peu, la glace envahissait les murailles et les jointures du plancher ; il n’y avait pas une cheville, un clou de fer, une plaque de métal qui ne se recouvrît immédiatement d’une couche glacée.

L’instantanéité du phénomène émerveillait le docteur. L’haleine des hommes se condensait dans l’air et, sautant de l’état fluide à l’état solide, elle retomba en neige autour d’eux. À quelques pieds seulement des poêles, le froid reprenait alors toute son énergie, et les hommes se tenaient près du feu, en groupe serré.

Cependant, le docteur leur conseillait de s’aguerrir, de se familiariser avec cette température, qui n’avait certainement pas dit son dernier mot ; il leur recommandait de soumettre peu à peu leur épiderme à ces cuissons intenses, et prêchait d’exemple ; mais la paresse ou l’engourdissement clouait la plupart d’entre eux à leur poste ; ils n’en voulaient pas bouger, et préféraient s’endormir dans cette mauvaise chaleur.

Cependant, d’après le docteur, il n’y avait aucun danger à s’exposer à un grand froid en sortant d’une salle chauffée ; ces transitions brusques n’ont d’inconvénient en effet que pour les gens qui sont en moiteur ; le docteur citait des exemples à l’appui de son opinion, mais ses leçons étaient perdues ou à peu près. Quant à John Hatteras, il ne paraissait pas ressentir l’influence de cette température. Il se promenait silencieusement, ni plus ni moins vite. Le froid n’avait-il pas prise sur son énergique constitution ? Possédait-il au suprême degré ce principe de chaleur naturelle qu’il recherchait chez ses matelots ? Était-il cuirassé dans son idée fixe, de manière à se soustraire aux impressions extérieures ? Ses hommes ne le voyaient pas sans un profond étonnement affronter ces vingt-quatre degrés au-dessous de zéro ; il quittait le bord pendant des heures entières, et revenait sans que sa figure portât les marques du froid.

– Cet homme est étrange, disait le docteur à Johnson ; il m’étonne moi-même ! il porte en lui un foyer ardent ! C’est une des plus puissantes natures que j’aie étudiées de ma vie !

– Le fait est, répondit Johnson, qu’il va, vient, circule en plein air, sans se vêtir plus chaudement qu’au mois de juin.

– Oh ! la question de vêtement est peu de chose, répondait le docteur ; à quoi bon vêtir chaudement celui qui ne peut produire la chaleur de lui-même ? C’est essayer d’échauffer un morceau de glace en l’enveloppant dans une couverture de laine ! Mais Hatteras n’a pas besoin de cela ; il est ainsi bâti, et je ne serais pas étonné qu’il fît véritablement chaud à ses côtés, comme auprès d’un charbon incandescent.

Johnson, chargé de dégager chaque matin le trou à feu, remarqua que la glace mesurait plus de dix pieds d’épaisseur.

Presque toutes les nuits, le docteur pouvait observer de magnifiques aurores boréales ; de quatre heures à huit heures du soir, le ciel se colorait légèrement dans le nord ; puis, cette coloration prenait la forme régulière d’une bordure jaune pâle, dont les extrémités semblaient s’arc-bouter sur le champ de glace. Peu à peu, la zone brillante s’élevait dans le ciel suivant le méridien magnétique, et apparaissait striée de bandes noirâtres ; des jets d’une matière lumineuse s’élançaient, s’allongeaient alors, diminuant ou forçant leur éclat ; le météore, arrivé à son zénith, se composait souvent de plusieurs arcs, qui se baignaient dans les ondes rouges, jaunes ou vertes de la lumière. C’était un éblouissement, un incomparable spectacle. Bientôt, les diverses courbes se réunissaient en un seul point, et formaient des couronnes boréales d’une opulence toute céleste. Enfin, les arcs se pressaient les uns contre les autres, la splendide aurore pâlissait, les rayons intenses se fondaient en lueurs pâles, vagues, indéterminées, indécises, et le merveilleux phénomène, affaibli, presque éteint, s’évanouissait insensiblement dans les nuages obscurcis du sud.

On ne saurait comprendre la féerie d’un tel spectacle, sous les hautes latitudes, à moins de huit degrés du pôle ; les aurores boréales, entrevues dans les régions tempérées, n’en donnent aucune idée, même affaiblie ; il semble que la Providence ait voulu réserver à ces climats ses plus étonnantes merveilles.

Des parasélènes nombreuses apparaissaient également pendant la durée de la lune, dont plusieurs images se présentaient alors dans le ciel, en accroissant son éclat souvent aussi, de simples halos lunaires entouraient l’astre des nuits, qui brillait au centre d’un cercle lumineux avec une splendide intensité.

Le 26 novembre, il y eut une grande marée, et l’eau s’échappa avec violence par le trou à feu ; l’épaisse couche de glace fut comme ébranlée par le soulèvement de la mer, et des craquements sinistres annoncèrent la lutte sous-marine ; heureusement le navire tint ferme dans son lit, et ses chaînes seules travaillèrent avec bruit ; d’ailleurs, en prévision de l’événement, Hatteras les avait fait assujettir.

Les jours suivants furent encore plus froids ; le ciel se couvrit d’un brouillard pénétrant ; le vent enlevait la neige amoncelée ; il devenait difficile de voir si ces tourbillons prenaient naissance dans le ciel ou sur les ice-fields ; c’était une confusion inexprimable.

L’équipage s’occupait de divers travaux à l’intérieur, dont le principal consistait à préparer la graisse et l’huile produites par les phoques ; elles se convertissaient en blocs de glace qu’il fallait travailler à la hache ; on concassait cette glace en morceaux, dont la dureté égalait celle du marbre ; on en recueillit ainsi la valeur d’une dizaine de barils. Comme on le voit, toute espèce de vase devenait inutile ou à peu près ; d’ailleurs ils se seraient brisés sous l’effort du liquide que la température transformait.

Le 28, le thermomètre descendit à trente-deux degrés au dessous de zéro (-36° centigrades) ; il n’y avait plus que pour dix jours de charbon, et chacun voyait arriver avec effroi le moment où ce combustible viendrait à manquer.

Hatteras, par mesure d’économie, fit éteindre le poêle de la dunette, et dès lors, Shandon, le docteur et lui durent partager la salle commune de l’équipage, Hatteras fut donc plus constamment en rapport avec ses hommes, qui jetaient sur lui des regards hébétés et farouches. Il entendait leurs récriminations, leurs reproches, leurs menaces même, et ne pouvait les punir. Du reste, il semblait sourd à toute observation. Il ne réclamait pas la place la plus rapprochée du feu. Il restait dans un coin, les bras croisés, sans mot dire.

En dépit des recommandations du docteur, Pen et ses amis se refusaient à prendre le moindre exercice ; ils passaient les journées entières accoudés au poêle ou sous les couvertures de leur hamac ; aussi leur santé ne tarda pas à s’altérer ; ils ne purent réagir contre l’influence funeste du climat, et le terrible scorbut fit son apparition à bord.

Le docteur avait cependant commencé depuis longtemps à distribuer chaque matin le jus de citron et les pastilles de chaux ; mais ces préservatifs, si efficaces d’habitude, n’eurent qu’une action insensible sur les malades, et la maladie, suivant son cours, offrit bientôt ses plus horribles symptômes.

Quel spectacle que celui de ces malheureux dont les nerfs et les muscles se contractaient sous la douleur ! Leurs jambes enflaient extraordinairement et se couvraient de larges taches d’un bleu noirâtre ; leurs gencives sanglantes, leurs lèvres tuméfiées, ne livraient passage qu’à des sons inarticulés ; la masse du sang complètement altérée, défibrinisée, ne transmettait plus la vie aux extrémités du corps.

Clifton, le premier, fut attaqué de cette cruelle maladie ; bientôt Gripper, Brunton, Strong, durent renoncer à quitter leur hamac. Ceux que la maladie épargnait encore ne pouvaient fuir le spectacle de ces souffrances : il n’y avait pas d’autre abri que la salle commune ; il y fallait demeurer ; aussi fut-elle promptement transformée en hôpital, car sur les dix-huit marins du Forward, treize furent en peu de jours frappés par le scorbut. Pen semblait devoir échapper à la contagion ; sa vigoureuse nature l’en préservait ; Shandon ressentit les premiers symptômes du mal ; mais cela n’alla pas plus loin, et l’exercice parvint à le maintenir dans un état de santé suffisant.

Le docteur soignait ses malades avec le plus entier dévouement, et son cœur se serrait en face de maux qu’il ne pouvait soulager. Cependant, il faisait surgir le plus de gaieté possible du sein de cet équipage désolé ; ses paroles, ses consolations, ses réflexions philosophiques, ses inventions heureuses, rompaient la monotonie de ces longs jours de douleur ; il lisait à voix haute ; son étonnante mémoire lui fournissait des récits amusants, tandis que les hommes encore valides entouraient le poêle de leur cercle pressé ; mais les gémissements des malades, les plaintes, les cris de désespoir l’interrompaient parfois, et, son histoire suspendue, il redevenait le médecin attentif et dévoué.

D’ailleurs, sa santé résistait ; il ne maigrissait pas ; sa corpulence lui tenait lieu du meilleur vêtement, et, disait-il, il se trouvait fort bien d’être habillé comme un phoque ou une baleine, qui, grâce à leurs épaisses couches de graisse, supportent facilement les atteintes d’une atmosphère arctique.

Hatteras, lui, n’éprouvait rien, ni au physique ni au moral. Les souffrances de son équipage ne paraissaient même pas le toucher. Peut-être ne permettait-il pas à une émotion de se traduire sur sa figure ; et cependant, un observateur attentif eût surpris parfois un cœur d’homme à battre sous cette enveloppe de fer.

Le docteur l’analysait, l’étudiait, et ne parvenait pas à classer cette organisation étrange, ce tempérament surnaturel.

Le thermomètre baissa encore ; le promenoir du pont restait désert ; les chiens esquimaux l’arpentaient seuls en poussant de lamentables aboiements.

Il y avait toujours un homme de garde auprès du poêle, et qui veillait à son alimentation ; il était important de ne pas le laisser s’éteindre ; dès que le feu venait à baisser, le froid se glissait dans la salle, la glace s’incrustait sur les murailles, et l’humidité, subitement condensée, retombait en neige sur les infortunés habitants du brick.

Ce fut au milieu de ces tortures indicibles, que l’on atteignit le 8 décembre ; ce matin-là, le docteur alla consulter, suivant son habitude, le thermomètre placé à l’extérieur. Il trouva le mercure entièrement gelé dans la cuvette.

« Quarante-quatre degrés au-dessous de zéro ! » se dit-il avec effroi.

Et ce jour-là, on jeta dans le poêle le dernier morceau de charbon du bord.

Chapitre 27 LES GRANDS FROIDS DE NOËL

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