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– Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je me croirais à Hyde-Park, et même dans les jardins suspendus de Babylone.

On fit un trou à feu à une distance assez rapprochée du brick ; c’était un espace circulaire creusé dans le champ, un véritable puits, qui devait être maintenu toujours praticable ; chaque matin, on brisait la glace formée à l’orifice ; il devait servir à se procurer de l’eau en cas d’incendie, ou pour les bains fréquents ordonnés aux hommes de l’équipage par mesure d’hygiène ; on avait même soin, afin d’épargner le combustible, de puiser l’eau dans des couches profondes, où elle est moins froide ; on parvenait à ce résultat au moyen d’un appareil indiqué par un savant français[49] ; cet appareil, descendu à une certaine profondeur, donnait accès à l’eau environnante au moyen d’un double fond mobile dans un cylindre.

Habituellement, on enlève, pendant les mois d’hiver, tous les objets qui encombrent le navire, afin de se réserver de plus larges espaces ; on dépose ces objets à terre dans des magasins. Mais ce qui peut se pratiquer près d’une côte est impossible à un navire mouillé sur un champ de glace.

Tout fut disposé à l’intérieur pour combattre les deux grands ennemis de ces latitudes, le froid et l’humidité ; le premier amenait le second, plus redoutable encore ; on résiste au froid, on succombe à l’humidité ; il s’agissait donc de la prévenir.

Le Forward, destiné à une navigation dans les mers arctiques, offrait l’aménagement le meilleur pour un hivernage : la grande chambre de l’équipage était sagement disposée ; on y avait fait la guerre aux coins où l’humidité se réfugie d’abord ; en effet, par certains abaissements de température, une couche de glace se forme sur les cloisons, dans les coins particulièrement, et, quand elle vient à se fondre, elle entretient une humidité constante. Circulaire, la salle de l’équipage eût encore mieux convenu ; mais enfin, chauffée par un vaste poêle, et convenablement ventilée, elle devait être très habitable ; les murs étaient tapissés de peaux de daims, et non d’étoffes de laine, car la laine arrête les vapeurs qui s’y condensent, et imprègnent l’atmosphère d’un principe humide.

Les cloisons furent abattues dans la dunette, et les officiers eurent une salle commune plus grande, plus aérée, et chauffée par un poêle. Cette salle, ainsi que celle de l’équipage, était précédée d’une sorte d’antichambre, qui lui enlevait toute communication directe avec l’extérieur. De cette façon, la chaleur ne pouvait se perdre, et l’on passait graduellement d’une température à l’autre. On laissait dans les antichambres les vêtements chargés de neige ; on se frottait les pieds à des scrapers[50] installés au dehors, de manière à n’introduire avec soi aucun élément malsain.

Des manches en toile servaient à l’introduction de l’air destiné au tirage des poêles ; d’autres manches permettaient à la vapeur d’eau de s’échapper. Au surplus, des condensateurs étaient établis dans les deux salles, et recueillaient cette vapeur au lieu de la laisser se résoudre en eau ; on les vidait deux fois par semaine, et ils renfermaient quelquefois plusieurs boisseaux de glace. C’était autant de pris sur l’ennemi.

Le feu se réglait parfaitement et facilement, au moyen des manches à air ; on reconnut qu’une petite quantité de charbon suffisait à maintenir dans les salles une température de cinquante degrés (+10° centigrades). Cependant Hatteras, après avoir fait jauger ses soutes, vit bien que même avec la plus grande parcimonie il n’avait pas pour deux mois de combustible.

Un séchoir fut installé pour les vêtements qui devaient être souvent lavés ; on ne pouvait les faire sécher à l’air, car ils devenaient durs et cassants.

Les parties délicates de la machine furent aussi démontées avec soin ; la chambre qui la renfermait fut hermétiquement close.

La vie du bord devint l’objet de sérieuses méditations ; Hatteras la régla avec le plus grand soin, et le règlement fut affiché dans la salle commune. Les hommes se levaient à six heures du matin ; les hamacs étaient exposés à l’air trois fois par semaine ; le plancher des deux chambres fut frotté chaque matin avec du sable chaud ; le thé brûlant figurait à chaque repas, et la nourriture variait autant que possible suivant les jours de la semaine ; elle se composait de pain, de farine, de gras de bœuf et de raisins secs pour les puddings, de sucre, de cacao, de thé, de riz, de jus de citron, de viande conservée, de bœuf et de porc salé, de choux, et de légumes au vinaigre ; la cuisine était située en dehors des salles communes ; on se privait ainsi de sa chaleur ; mais la cuisson des aliments est une source constante d’évaporation et d’humidité.

La santé des hommes dépend beaucoup de leur genre de nourriture ; sous ces latitudes élevées, on doit consommer le plus possible de matières animales. Le docteur avait présidé à la rédaction du programme d’alimentation.

– Il faut prendre exemple sur les Esquimaux, disait-il ; ils ont reçu les leçons de la nature et sont nos maîtres en cela ; si les Arabes, si les Africains peuvent se contenter de quelques dattes et d’une poignée de riz, ici il est important de manger, et beaucoup. Les Esquimaux absorbent jusqu’à dix et quinze livres d’huile par jour. Si ce régime ne vous plaît pas, nous devons recourir aux matières riches en sucre et en graisse. En un mot, il nous faut du carbone, faisons du carbone ! c’est bien de mettre du charbon dans le poêle, mais n’oublions pas d’en bourrer ce précieux poêle que nous portons en nous !

Avec ce régime, une propreté sévère fut imposée à l’équipage ; chacun dut prendre tous les deux jours un bain de cette eau à demi glacée, que procurait le trou à feu, excellent moyen de conserver sa chaleur naturelle. Le docteur donnait l’exemple ; il le fit d’abord comme une chose qui devait lui être fort désagréable ; mais ce prétexte lui échappa bientôt, car il finit par trouver un plaisir véritable à cette immersion très hygiénique.

Lorsque le travail, ou la chasse, ou les reconnaissances entraînaient les gens de l’équipage au dehors par les grands froids, ils devaient prendre garde surtout à ne pas être frost bitten, c’est-à-dire gelés dans une partie quelconque du corps ; si le cas arrivait, on se hâtait, à l’aide de frictions de neige, de rétablir la circulation du sang. D’ailleurs, les hommes, soigneusement vêtus de laine sur tout le corps, portaient des capotes en peau de daim et des pantalons de peaux de phoque qui sont parfaitement imperméables au vent.

Les divers aménagements du navire, l’installation du bord, prirent environ trois semaines, et l’on arriva au 10 octobre sans incident particulier.

Chapitre 25 UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS

Ce jour-là, le thermomètre s’abaissa jusqu’à trois degrés au dessous de zéro (-16° centigrades). Le temps fut assez calme ; le froid se supportait facilement en l’absence de la brise. Hatteras, profitant de la clarté de l’atmosphère, alla reconnaître les plaines environnantes ; il gravit l’un des plus hauts ice-bergs du nord, et n’embrassa dans le champ de sa lunette qu’une suite de montagnes de glaces et d’ice-fields. Pas une terre en vue, mais bien l’image du chaos sous son plus triste aspect. Il revint à bord, essayant de calculer la longueur probable de sa captivité.

Les chasseurs, et parmi eux, le docteur, James Wall, Simpson, Johnson, Bell, ne manquaient pas de pourvoir le navire de viande fraîche. Les oiseaux avaient disparu, cherchant au sud des climats moins rigoureux. Les ptarmigans seuls, perdrix de rocher particulières à cette latitude, ne fuyaient pas devant l’hiver ; on pouvait les tuer facilement, et leur grand nombre promettait une réserve abondante de gibier.

Les lièvres, les renards, les loups, les hermines, les ours ne manquaient pas ; un chasseur français, anglais ou norvégien n’eût pas eu le droit de se plaindre ; mais ces animaux, très farouches, ne se laissaient guère approcher ; on les distinguait difficilement d’ailleurs sur ces plaines blanches dont ils possédaient la blancheur, car, avant les grands froids, ils changent de couleur et revêtent leur fourrure d’hiver. Le docteur constata, contrairement à l’opinion de certains naturalistes, que ce changement ne provenait pas du grand abaissement de la température, car il avait lieu avant le mois d’octobre ; il ne résultait donc pas d’une cause physique, mais bien de la prévoyance providentielle, qui voulait mettre les animaux arctiques en mesure de braver la rigueur d’un hiver boréal.

On rencontrait souvent des veaux marins, des chiens de mer, animaux compris sous la dénomination générale de phoques ; leur chasse fut spécialement recommandée aux chasseurs, autant pour leurs peaux que pour leur graisse éminemment propre à servir de combustible. D’ailleurs le foie de ces animaux devenait au besoin un excellent comestible ; on en comptait par centaines, et à deux ou trois milles au nord du navire, le champ était littéralement percé à jour par les trous de ces énormes amphibies ; seulement ils éventaient le chasseur avec un instinct remarquable, et beaucoup furent blessés, qui s’échappèrent aisément en plongeant sous les glaçons.

Cependant, le 19, Simpson parvint à s’emparer de l’un d’eux à quatre cents yards du navire ; il avait eu la précaution de boucher son trou de refuge, de sorte que l’animal fut à la merci des chasseurs. Il se débattit longtemps, et, après avoir essuyé plusieurs coups de feu, il finit par être assommé. Il mesurait neuf pieds de long ; sa tête de bull-dog, les seize dents de ses mâchoires, ses grandes nageoires pectorales en forme d’ailerons, sa queue petite et munie d’une autre paire de nageoires, en faisaient un magnifique spécimen de la famille des chiens de mer. Le docteur, voulant conserver sa tête pour sa collection d’histoire naturelle, et sa peau pour les besoins à venir, fit préparer l’une et l’autre par un moyen rapide et peu coûteux. Il plongea le corps de l’animal dans le trou à feu, et des milliers de petites crevettes enlevèrent les moindres parcelles de chair ; au bout d’une demi journée, le travail était accompli, et le plus adroit de l’honorable corporation des tanneurs de Liverpool n’eût pas mieux réussi.

Dès que le soleil a dépassé l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire le 23 septembre, on peut dire que l’hiver commence dans les régions arctiques. Cet astre bienfaisant, après avoir peu à peu descendu au dessous de l’horizon, disparut enfin le 23 octobre, effleurant de ses obliques rayons la crête des montagnes glacées. Le docteur lui lança le dernier adieu du savant et du voyageur. Il ne devait plus le revoir avant le mois de février.

Il ne faut pourtant pas croire que l’obscurité soit complète pendant cette longue absence du soleil ; la lune vient chaque mois le remplacer de son mieux ; il y a encore la scintillation très claire des étoiles, l’éclat des planètes, de fréquentes aurores boréales, et des réfractions particulières aux horizons blancs de neige ; d’ailleurs, le soleil, au moment de sa plus grande déclinaison australe, le 21 décembre, s’approche encore de treize degrés de l’horizon polaire ; il règne donc, chaque jour, un certain crépuscule de quelques heures. Seulement le brouillard et les tourbillons de neige venaient souvent plonger ces froides régions dans la plus complète obscurité.

Cependant, jusqu’à cette époque, le temps fut assez favorable ; les perdrix et les lièvres seuls purent s’en plaindre, car les chasseurs ne leur laissaient pas un moment de repos ; on disposa plusieurs trappes à renard ; mais ces animaux soupçonneux ne s’y laissèrent pas prendre ; plusieurs fois même, ils grattèrent la neige au-dessous de la trappe, et s’emparèrent de l’appât sans courir aucun risque ; le docteur les donnait au diable, fort peiné toutefois de lui faire un semblable cadeau.

Le 25 octobre, le thermomètre ne marqua plus que quatre degrés au-dessous de zéro (-20° centigrades). Un ouragan d’une violence extrême se déchaîna ; une neige épaisse s’empara de l’atmosphère, ne permettant plus à un rayon de lumière d’arriver au Forward. Pendant plusieurs heures, on fut inquiet du sort de Bell et de Simpson, que la chasse avait entraînés au loin ; ils ne regagnèrent le bord que le lendemain, après être restés une journée entière couchés dans leur peau de daim, tandis que l’ouragan balayait l’espace au-dessus d’eux, et les ensevelissait sous cinq pieds de neige. Ils faillirent être gelés, et le docteur eut beaucoup de peine à rétablir en eux la circulation du sang.

La tempête dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journée, des variations de quinze et vingt degrés dans la température.

Pendant ces loisirs forcés, chacun vivait à part, les uns dormant, les autres fumant, certains s’entretenant à voix basse et s’interrompant à l’approche de Johnson ou du docteur ; il n’existait aucune liaison morale entre les hommes de cet équipage ; ils ne se réunissaient qu’à la prière du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de la Bible et de l’office divin.

Clifton s’était parfaitement rendu compte que, le soixante-dix-huitième parallèle franchi, sa part de prime s’élevait à trois cent soixante-quinze livres[51] ; il trouvait la somme ronde, et son ambition n’allait pas au-delà. On partageait volontiers son opinion, et l’on songeait à jouir de cette fortune acquise au prix de tant de fatigues.

Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux chasses, ni aux promenades. Il ne s’intéressait aucunement aux phénomènes météorologiques qui faisaient l’admiration du docteur. Il vivait avec une seule idée ; elle se résumait en trois mots : le pôle nord. Il ne songeait qu’au moment où le Forward, libre enfin, reprendrait sa course aventureuse.

En somme, le sentiment général du bord, c’était la tristesse. Rien d’écœurant en effet comme la vue de ce navire captif, qui ne repose plus dans son élément naturel, dont les formes sont altérées sous ces épaisses couches de glace ; il ne ressemble à rien : fait pour le mouvement, il ne peut bouger ; on le métamorphose en maison de bois, en magasin, en demeure sédentaire, lui qui sait braver le vent et les orages ! Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les cœurs un indéfinissable sentiment d’inquiétude et de regret.

Pendant ces heures inoccupées, le docteur mettait en ordre les notes de voyage, dont ce récit est la reproduction fidèle ; il n’était jamais désœuvré, et son égalité d’humeur ne changeait pas. Seulement il vit venir avec satisfaction la fin de la tempête, et se disposa à reprendre ses chasses accoutumées.

Le 3 novembre, à six heures du matin, et par une température de cinq degrés au-dessous de zéro (-21° centigrades), il partit en compagnie de Johnson et de Bell ; les plaines de glace étaient unies ; la neige, répandue en grande abondance pendant les jours précédents et solidifiée par la gelée, offrait un terrain assez propice à la marche ; un froid sec et piquant se glissait dans l’atmosphère ; la lune brillait avec une incomparable pureté, et produisait un jeu de lumière étonnant sur les moindres aspérités du champ ; les traces de pas s’éclairaient sur leurs bords et laissaient comme une traînée lumineuse par le chemin des chasseurs, dont les grandes ombres s’allongeaient sur la glace avec une surprenante netteté.

Le docteur avait emmené son ami Duk avec lui ; il le préférait pour chasser le gibier aux chiens groënlandais, et cela avec raison ; ces derniers sont peu utiles en semblable circonstance, et ne paraissent pas avoir le feu sacré de la race des zones tempérées. Duk courait en flairant la route, et tombait souvent en arrêt sur des traces d’ours encore fraîches. Cependant, en dépit de son habileté, les chasseurs n’avaient pas rencontré même un lièvre, au bout de deux heures de marche.

– Est-ce que le gibier aurait senti le besoin d’émigrer vers le sud ? dit le docteur en faisant halte au pied d’un hummock.

– On le croirait, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier.

– Je ne le pense pas pour mon compte, répondit Johnson ; les lièvres, les renards et les ours sont faits à ces climats ; suivant moi, la dernière tempête doit avoir causé leur disparition ; mais avec les vents du sud, ils ne tarderont pas à revenir. Ah ! si vous me parliez de rennes ou de bœufs musqués, ce serait autre chose.

– Et cependant, à l’île Melville, on trouve ces animaux-là par troupes nombreuses, reprit le docteur ; elle est située plus au sud, il est vrai, et pendant ses hivernages, Parry a toujours eu de ce magnifique gibier à discrétion.

– Nous sommes moins bien partagés, répondit Bell ; si nous pouvions seulement nous approvisionner de viande d’ours, il ne faudrait pas nous plaindre.

– Voilà précisément la difficulté, répliqua le docteur ; c’est que les ours me paraissent fort rares et très sauvages ; ils ne sont pas encore assez civilisés pour venir au-devant d’un coup de fusil.

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