Les matelots parlaient entre eux de cette nouvelle situation, et, un jour, ils en causèrent même avec Richard Shandon, qu’ils savaient bien être pour eux. Celui-ci, au mépris de ses devoirs d’officier, ne craignit pas de laisser discuter devant lui l’autorité de son capitaine.
– Vous dites donc, monsieur Shandon, lui demandait Gripper, que nous ne pouvons plus revenir sur nos pas.
– Maintenant, il est trop tard, répondit Shandon.
– Alors, reprit un autre matelot, nous ne devons plus songer qu’à l’hivernage ?
– C’est notre seule ressource ! On n’a pas voulu me croire…
– Une autre fois, répondit Pen, qui avait repris son service accoutumé, on vous croira.
– Comme je ne serai pas le maître… répliqua Shandon.
– Qui sait ? répliqua Pen. John Hatteras est libre d’aller aussi loin que bon lui semble, mais on n’est pas obligé de le suivre.
– Il n’y a qu’à se rappeler, reprit Gripper, son premier voyage à la mer de Baffin, et ce qui s’en est suivi !
– Et le voyage du Farewel, dit Clifton, qui est allé se perdre dans les mers du Spitzberg sous son commandement !
– Et dont il est revenu seul, répondit Gripper.
– Seul avec son chien, répliqua Clifton.
– Nous n’avons pas envie de nous sacrifier pour le bon plaisir de cet homme, ajouta Pen.
– Ni de perdre les primes que nous avons si bien gagnées !
On reconnaît Clifton à cette remarque intéressée.
– Lorsque nous aurons dépassé le soixante-dix-huitième degré, ajouta-t-il, et nous n’en sommes pas loin, cela fera juste trois cent soixante-quinze livres pour chacun[47] , six fois huit degrés !
– Mais, répondit Gripper, ne les perdrons-nous pas, si nous revenons sans le capitaine ?
– Non, répondit Clifton, lorsqu’il sera prouvé que le retour était devenu indispensable.
– Mais le capitaine… cependant…
– Sois tranquille, Gripper, répondit Pen, nous en aurons un capitaine, et un bon, que monsieur Shandon connaît. Quand un commandant devient fou, on le casse et on en nomme un autre. N’est-ce pas, monsieur Shandon ?
– Mes amis, répondit Shandon évasivement, vous trouverez toujours en moi un cœur dévoué. Mais attendons les événements.
L’orage, on le voit, s’amassait sur la tête d’Hatteras ; celui-ci, ferme, inébranlable, énergique, toujours confiant, marchait avec audace. En somme, s’il n’avait pas été maître de la direction de son navire, celui-ci s’était vaillamment comporté ; la route parcourue en cinq mois représentait la route que d’autres navigateurs mirent deux et trois ans à faire ! Hatteras se trouvait maintenant dans l’obligation d’hiverner, mais cette situation ne pouvait effrayer des cœurs forts et décidés, des âmes éprouvées et aguerries, des esprits intrépides et bien trempés ! Sir John Ross et MacClure ne passèrent-ils pas trois hivers successifs dans les régions arctiques ? ce qui s’était fait ainsi ne pouvait-on le faire encore ?
– Certes si, répétait Hatteras, et plus, s’il le faut ! Ah ! disait-il avec regret au docteur, que n’ai-je pu forcer l’entrée de Smith, au nord de la mer de Baffin, je serais maintenant au pôle !
– Bon ! répondait invariablement le docteur, qui eût inventé la confiance au besoin, nous y arriverons, capitaine, sur le quatre-vingt-dix-neuvième méridien au lieu du soixante-quinzième, il est vrai ; mais qu’importe ? si tout chemin mène à Rome, il est encore plus certain que tout méridien mène au pôle.
Le 31 août, le thermomètre marqua treize degrés (-10° centigrades). La fin de la saison navigable arrivait ; le Forward laissa l’île Exmouth sur tribord, et, trois jours après, il dépassa l’île de la Table, située au milieu du canal Belcher. À une époque moins avancée, il eût été possible peut-être de regagner par ce canal la mer de Baffin, mais alors il ne fallait pas y songer. Ce bras de mer, entièrement barré par les glaces, n’eût pas offert un pouce d’eau à la quille du Forward ; le regard s’étendait sur des ice-fields sans fin et immobiles pour huit mois encore.
Heureusement, on pouvait encore gagner quelques minutes vers le nord, mais à la condition de briser la glace nouvelle sous de gros rouleaux, ou de la déchirer au moyen des pétards. Ce qu’il fallait redouter alors, par ces basses températures, c’était le calme de l’atmosphère, car les passes se prenaient rapidement, et on accueillait avec joie même les vents contraires. Une nuit calme, et tout était glacé.
Or, le Forward ne pouvait hiverner dans la situation actuelle, exposé aux vents, aux ice-bergs, à la dérive du canal ; un abri sûr est la première chose à trouver ; Hatteras espérait gagner la côte du Nouveau-Cornouailles, et rencontrer, au-delà de la pointe Albert, une baie de refuge suffisamment couverte. Il poursuivit donc sa route au nord avec persévérance.
Mais, le 8 septembre, une banquise continue, impénétrable, infranchissable, s’interposa entre le nord et lui ; la température s’abaissa à dix degrés (-12° centigrades). Hatteras, le cœur inquiet, chercha vainement un passage, risquant cent fois son navire, et se tirant de pas dangereux par des prodiges d’habileté. On pouvait le taxer d’imprudence, d’irréflexion, de folie, d’aveuglement, mais pour bon marin, il l’était, et parmi les meilleurs !
La situation du Forward devint véritablement périlleuse ; en effet, la mer se refermait derrière lui, et dans l’espace de quelques heures, la glace acquérait une dureté telle que les hommes couraient dessus et halaient le navire en toute sécurité.
Hatteras, ne pouvant tourner l’obstacle, résolut de l’attaquer de front ; il employa ses plus forts blasting-cylinders, de huit à dix livres de poudre ; on commençait par trouer la glace dans son épaisseur ; on remplissait le trou de neige, après avoir eu soin de placer le cylindre dans une position horizontale, afin qu’une plus grande partie de glace fût soumise à l’explosion ; alors on allumait la mèche, protégée par un tube de gutta-percha.
On travailla donc à briser la banquise ; on ne pouvait la scier, car les sciures se recollaient immédiatement. Toutefois, Hatteras put espérer passer le lendemain.
Mais, pendant la nuit, le vent fit rage ; la mer se souleva sous sa croûte glacée, comme secouée par quelque commotion sous-marine, et la voix terrifiée du pilote laissa tomber ces mots :
– Veille à l’arrière ! veille à l’arrière !
Hatteras porta ses regards vers la direction indiquée, et ce qu’il vit à la faveur du crépuscule était effrayant.
Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire avec la rapidité d’une avalanche.
– Tout le monde sur le pont ! s’écria le capitaine.
Cette montagne roulante n’était plus qu’à un demi-mille à peine ; les glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se culbutaient, comme d’énormes grains de sable emportés par un ouragan formidable ; un bruit terrible agitait l’atmosphère.
– Voilà, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l’un des plus grands dangers dont nous ayons été menacés.
– Oui, répondit tranquillement le docteur, c’est assez effrayant
– Un véritable assaut qu’il nous faudra repousser, reprit le maître d’équipage.