Hatteras vit bien qu’il ne pourrait plus obtenir de cet équipage mal disposé, et surtout épuisé de fatigue, la continuation des manœuvres précédentes. Pendant vingt-quatre heures, il resta en vue de l’île Baring sans faire un pas en avant. Cependant la température s’abaissait, et le mois de juillet sous ces hautes latitudes se ressentait déjà de l’influence du prochain hiver. Le 24, le thermomètre tomba à vingt-deux degrés (-6° centigrades). La young-ice, la glace nouvelle, se reformait pendant la nuit, et acquérait six à huit lignes d’épaisseur ; s’il neigeait par-dessus, elle pouvait devenir bientôt assez forte pour supporter le poids d’un homme. La mer prenait déjà cette teinte sale qui annonce la formation des premiers cristaux.
Hatteras ne se méprenait pas à ces symptômes alarmants ; si les passes venaient à se boucher, il serait forcé d’hiverner en cet endroit, loin du but de son voyage, et sans même avoir entrevu cette mer libre dont il devait être si rapproché, suivant les rapports de ses devanciers. Il résolut donc, coûte que coûte, de se porter en avant et de gagner quelques degrés dans le nord ; voyant qu’il ne pouvait employer ni les avirons avec un équipage à bout de forces, ni les voiles avec un vent toujours contraire, il donna l’ordre d’allumer les fourneaux.
Chapitre 22 COMMENCEMENT DE RÉVOLTE
À ce commandement inattendu, la surprise fut grande à bord du Forward.
– Allumer les fourneaux ! dirent les uns.
– Et avec quoi ? dirent les autres.
– Quand nous n’avons plus que deux mois de charbon dans le ventre ! s’écria Pen.
– Et comment nous chaufferons-nous, l’hiver ? demanda Clifton.
– Il nous faudra donc, reprit Gripper, brûler le navire jusqu’à sa ligne de flottaison ?
– Et bourrer le poêle avec les mâts, répondit Waren, depuis le petit perroquet jusqu’au bout-dehors de beaupré ?
Shandon regardait fixement Wall. Les ingénieurs stupéfaits hésitaient à descendre dans la chambre de la machine.
– M’avez-vous entendu ? s’écria le capitaine d’une voix irritée.
Brunton se dirigea vers l’écoutille ; mais au moment de descendre, il s’arrêta.
– N’y va pas, Brunton, dit une voix.
– Qui a parlé ? s’écria Hatteras.
– Moi ! fit Pen, en s’avançant vers le capitaine.
– Et vous dites ?… demanda celui-ci.
– Je dis…, je dis, répondit Pen en jurant, je dis que nous en avons assez, que nous n’irons pas plus loin, que nous ne voulons pas crever de fatigue et de froid pendant l’hiver, et qu’on n’allumera pas les fourneaux !
– Monsieur Shandon, répondit froidement Hatteras, faites mettre cet homme aux fers.
– Mais, capitaine, répondit Shandon, ce que cet homme a dit…
– Ce que cet homme a dit, répliqua Hatteras, si vous le répétez, vous, je vous fais enfermer dans votre cabine et garder à vue !– Que l’on saisisse cet homme ! m’entend-on ?
Johnson, Bell, Simpson se dirigèrent vers le matelot que la colère mettait hors de lui.
– Le premier qui me touche !… s’écria-t-il, en saisissant un anspect qu’il brandit au-dessus de sa tête.
Hatteras s’avança vers lui.
– Pen, dit-il d’une voix presque tranquille, un geste de plus, et je te brûle la cervelle !
En parlant de la sorte, il arma un revolver et le dirigea sur le matelot.
Un murmure se fit entendre.
– Pas un mot, vous autres, dit Hatteras, ou cet homme tombe mort.
En ce moment, Johnson et Bell désarmèrent Pen, qui ne résista plus et se laissa conduire à fond de cale.
– Allez, Brunton, dit Hatteras.
L’ingénieur, suivi de Plover et de Waren, descendit à son poste. Hatteras revint sur la dunette.
– Ce Pen est un misérable, lui dit le docteur.
– Jamais homme n’a été plus près de la mort, répondit simplement le capitaine.
Bientôt la vapeur eut acquis une pression suffisante : les ancres du Forward furent levées ; celui-ci, coupant vers l’est, mit le cap sur la pointe Becher, et trancha de son étrave les jeunes glaces déjà formées.
On rencontre entre l’île Baring et la pointe Becher un assez grand nombre d’îles, échouées pour ainsi dire au milieu des ice-fields ; les streams se pressaient en grand nombre dans les petits détroits dont cette partie de la mer est sillonnée ; ils tendaient à s’agglomérer sous l’influence d’une température relativement basse ; des hummocks se formaient çà et là, et l’on sentait que ces glaçons déjà plus compactes, plus denses, plus serrés, feraient bientôt, avec l’aide des premières gelées, une masse impénétrable.
Le Forward chenalait donc, non sans une extrême difficulté, au milieu des tourbillons de neige. Cependant, avec la mobilité qui caractérise l’atmosphère de ces régions, le soleil reparaissait de temps à autre ; la température remontait de quelques degrés ; les obstacles se fondaient comme par enchantement, et une belle nappe d’eau, charmante à contempler, s’étendait là où naguère les glaçons hérissaient toutes les passes. L’horizon revêtait de magnifiques teintes orangées sur lesquelles l’œil se reposait complaisamment de l’éternelle blancheur des neiges.
Le jeudi, 26 juillet, le Forward rasa l’île Dundas, et mit ensuite le cap plus au nord ; mais alors il se trouva face à face avec une banquise, haute de huit à neuf pieds et formée de petits ice-bergs arrachés à la côte ; il fut obligé d’en prolonger longtemps la courbure dans l’ouest. Le craquement ininterrompu des glaces, se joignant aux gémissements du navire, formait un bruit triste qui tenait du soupir et de la plainte. Enfin le brick trouva une passe et s’y avança péniblement ; souvent, un glaçon énorme paralysait sa course pendant de longues heures ; le brouillard gênait la vue du pilote ; tant que l’on voit à un mille en avant, on peut parer facilement les obstacles ; mais au milieu de ces tourbillons embrumés, la vue s’arrêtait souvent à moins d’une encablure. La houle très forte fatiguait.
Parfois, les nuages lisses et polis prenaient un aspect particulier, comme s’ils eussent réfléchi les bancs de glace ; il y eut des jours où les rayons jaunâtres du soleil ne parvinrent pas à franchir la brume tenace.
Les oiseaux étaient encore fort nombreux, et leurs cris assourdissants ; des phoques, paresseusement couchés sur les glaçons en dérive, levaient leur tête peu effrayée et agitaient leurs longs cous au passage du navire ; celui-ci, en rasant leur demeure flottante, y laissa plus d’une fois des feuilles de son doublage roulées par le frottement.
Enfin, après six jours de cette lente navigation, le 1er août, la pointe Becher fut relevée dans le nord ; Hatteras passa ces dernières heures dans les barres de perroquet ; la mer libre entrevue par Stewart, le 30 mai 1851, vers 76°20’ de latitude, ne pouvait être éloignée, et cependant, si loin qu’Hatteras promenât ses regards, il n’aperçut aucun indice d’un bassin polaire dégagé de glaces. Il redescendit sans mot dire.