Pendant la discussion, la baleine s’était engagée entre deux montagnes flottantes que la houle et le vent tendaient à réunir.
La chaloupe remorquée menaçait d’être entraînée dans cette passe dangereuse, quand Johnson, s’élançant à l’avant, une hache à la main, coupa la corde.
Il était temps ; les deux montagnes se rejoignaient avec une irrésistible puissance, écrasant entre elles le malheureux animal.
– Perdu ! s’écria Simpson.
– Sauvés ! répondit Johnson.
– Ma foi, fit le docteur qui n’avait pas sourcillé, cela valait la peine d’être vu !
La force d’écrasement de ces montagnes est énorme. La baleine venait d’être victime d’un accident souvent répété dans ces mers. Scoresby raconte que dans le cours d’un seul été trente baleiniers ont ainsi péri dans la baie de Baffin ; il vit un trois-mâts aplati en une minute entre deux immenses murailles de glace, qui, se rapprochant avec une effroyable rapidité, le firent disparaître corps et biens. Deux autres navires, sous ses yeux, furent percés de part en part, comme à coups de lance, par des glaçons aigus de plus de cent pieds de longueur, qui se rejoignirent à travers les bordages.
Quelques instants après, la chaloupe accostait le brick, et reprenait sur le pont sa place accoutumée.
– C’est une leçon, dit Shandon à haute voix, pour les imprudents qui s’aventurent dans les passes !
Chapitre 20 L’ÎLE BEECHEY
Le 25 juin, le Forward arrivait en vue du cap Dundas, à l’extrémité nord-ouest de la terre du Prince de Galles. Là, les difficultés s’accrurent au milieu des glaces plus nombreuses. La mer se rétrécit en cet endroit, et la ligne des îles Crozier, Young, Day, Lowther, Carret, rangées comme des forts au-devant d’une rade, obligent les ice-streams à s’accumuler dans le détroit. Ce que le brick en toute autre circonstance eût fait en une tournée lui prit du 25 au 30 juin ; il s’arrêtait, revenait sur ses pas, attendait l’occasion favorable pour ne pas manquer l’île Beechey, dépensant beaucoup de charbon, se contentant de modérer son feu pendant ses haltes, mais sans jamais l’éteindre, afin d’être en pression à toute heure de jour et de nuit.
Hatteras connaissait aussi bien que Shandon l’état de son approvisionnement ; mais, certain de trouver du combustible à l’île Beechey, il ne voulait pas perdre une minute par mesure d’économie ; il était fort retardé par suite de son détour dans le sud ; et, s’il avait pris la précaution de quitter l’Angleterre dès le mois d’avril, il ne se trouvait pas plus avancé maintenant que les expéditions précédentes à pareille époque.
Le 30, on releva le cap Walker, à l’extrémité nord-est de la terre du Prince de Galles ; c’est le point extrême que Kennedy et Bellot aperçurent le 3 mai 1852, après une excursion à travers tout le North-Sommerset. Déjà en 1851, le capitaine Ommaney, de l’expédition Austin, avait eu le bonheur de pouvoir y ravitailler son détachement.
Ce cap, fort élevé, est remarquable par sa couleur d’un rouge brun ; de là, dans les temps clairs, la vue peut s’étendre jusqu’à l’entrée du canal Wellington. Vers le soir, on vit le cap Bellot séparé du cap Walker par la baie de Mac-Leon. Le cap Bellot fut ainsi nommé en présence du jeune officier français, que l’expédition anglaise salua d’un triple hurrah. En cet endroit, la côte est faite d’une pierre calcaire jaunâtre, d’apparence très rugueuse ; elle est défendue par d’énormes glaçons que les vents du nord y entassent de la façon la plus imposante. Elle fut bientôt perdue de vue par le Forward, qui s’ouvrit au travers des glaces mal cimentées un chemin vers l’île Beechey, en traversant le détroit de Barrow.
Hatteras, résolu à marcher en ligne droite, pour ne pas être entraîné au-delà de l’île, ne quitta guère son poste pendant les jours suivants ; il montait fréquemment dans les barres de perroquet pour choisir les passes avantageuses. Tout ce que peuvent faire l’habileté, le sang-froid, l’audace, le génie même d’un marin, il le fit pendant cette traversée du détroit. La chance, il est vrai, ne le favorisait guère, car à cette époque il eût dû trouver la mer à peu près libre. Mais enfin, en ne ménageant ni sa vapeur, ni son équipage, ni lui-même, il parvint à son but.
Le 3 juillet, à onze heures du matin, l’ice-master signala une terre dans le nord ; son observation faite, Hatteras reconnut l’île Beechey, ce rendez-vous général des navigateurs arctiques. Là touchèrent presque tous les navires qui s’aventuraient dans ces mers. Là Franklin établit son premier hivernage, avant de s’enfoncer dans le détroit de Wellington. Là Creswell, le lieutenant de Mac-Clure, après avoir franchi quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, rejoignit le Phénix et revint en Angleterre. Le dernier navire qui mouilla à l’île Beechey avant le Forward fut le Fox ; MacClintock s’y ravitailla, le 11 août 1855, et y répara les habitations et les magasins ; il n’y avait pas deux ans de cela ; Hatteras était au courant de ces détails.
Le cœur du maître d’équipage battait fort à la vue de cette île ; lorsqu’il la visita, il était alors quartier-maître à bord du Phénix ; Hatteras l’interrogea sur la disposition de la côte, sur les facilités du mouillage, sur l’atterrissement possible ; le temps se faisait magnifique ; la température se maintenait à cinquante-sept degrés (+14° centigrades).
– Eh bien, Johnson, demanda le capitaine, vous y reconnaissez-vous ?
– Oui, capitaine, c’est bien l’île Beechey ! Seulement, il nous faudra laisser porter un peu au nord ; la côte y est plus accostable.
– Mais les habitations, les magasins ? dit Hatteras.
– Oh ! vous ne pourrez les voir qu’après avoir pris terre ; ils sont abrités derrière ces monticules que vous apercevez là-bas.
– Et vous y avez transporté des provisions considérables ?
– Considérables, capitaine. Ce fut ici que l’Amirauté nous envoya en 1853, sous le commandement du capitaine Inglefield, avec le steamer le Phénix et un transport chargé de provisions, le Breadalbane ; nous apportions de quoi ravitailler une expédition tout entière.
– Mais le commandant du Fox a largement puisé à ces provisions en 1855, dit Hatteras.
– Soyez tranquille, capitaine, répliqua Johnson, il en restera pour vous ; le froid conserve merveilleusement, et nous trouverons tout cela frais et en bon état comme au premier jour.
– Les vivres ne me préoccupent pas, répondit Hatteras ; j’en ai pour plusieurs années ; ce qu’il me faut, c’est du charbon.
– Eh bien, capitaine, nous en avons laissé plus de mille tonneaux ; ainsi vous pouvez être tranquille.
– Approchons-nous, reprit Hatteras, qui, sa lunette à la main, ne cessait d’observer la côte.
– Vous voyez cette pointe, reprit Johnson ; quand nous l’aurons doublée, nous serons bien près de notre mouillage. Oui, c’est bien de cet endroit que nous sommes partis pour l’Angleterre avec le lieutenant Creswell et les douze malades de l’Investigator. Mais si nous avons eu le bonheur de rapatrier le lieutenant du capitaine Mac-Clure, l’officier Bellot, qui nous accompagnait sur le Phénix, n’a jamais revu son pays ! Ah ! c’est là un triste souvenir. Mais, capitaine, je pense que nous devons mouiller ici-même.
– Bien, répondit Hatteras.
Et il donna ses ordres en conséquence. Le Forward se trouvait dans une petite baie naturellement abritée contre les vents du nord, de l’est et du sud, et à une encablure de la côte environ.
– Monsieur Wall, dit Hatteras, vous ferez préparer la chaloupe, et vous l’enverrez avec six hommes pour transporter le charbon à bord.
– Oui, capitaine, répondit Wall.
– Je vais me rendre à terre dans la pirogue avec le docteur et le maître d’équipage. Monsieur Shandon, vous voudrez bien nous accompagner ?
– À vos ordres, répondit Shandon.
Quelques instants après, le docteur, muni de son attirail de chasseur et de savant, prenait place dans la pirogue avec ses compagnons ; dix minutes plus tard, ils débarquaient sur une côte assez basse et rocailleuse.
– Guidez-nous, Jobnson, dit Halteras. Vous y retrouvez-vous ?
– Parfaitement, capitaine ; seulement, voici un monument que je ne m’attendais pas à rencontrer en cet endroit !
– Cela ! s’écria le docteur, je sais ce que c’est ; approchons-nous ; cette pierre va nous dire elle-même ce qu’elle est venue faire jusqu’ici.
Les quatre hommes s’avancèrent, et le docteur dit en se découvrant :