– C’est bien ici ? demanda maître Johnson.
– Ici même, mon ami.
– Eh bien, alors, reprit le maître d’équipage, il faut abandonner toute supposition de montagne d’aimant ou de masse aimantée.
– Oui, mon brave Johnson, répondit le docteur en riant, ce sont les hypothèses de la crédulité ! Comme vous le voyez, il n’y a pas la moindre montagne capable d’attirer les vaisseaux, de leur arracher leur fer, ancre par ancre, clou par clou ! et vos souliers eux-mêmes sont aussi libres qu’en tout autre point du globe.
– Alors comment expliquer ?…
– On ne l’explique pas, Johnson ; nous ne sommes pas encore assez savants pour cela. Mais ce qui est certain, exact, mathématique, c’est que le pôle magnétique est ici même, à cette place !
– Ah ! monsieur Clawbonny, que le capitaine serait heureux de pouvoir en dire autant du pôle boréal !
– Il le dira, Johnson, il le dira.
– Dieu le veuille ! répondit ce dernier.
Le docteur et son compagnon élevèrent un cairn sur l’endroit précis où l’expérience avait eu lieu, et le signal de revenir leur ayant été fait, ils retournèrent à bord à cinq heures du soir.
Chapitre 17 LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN
Le Forward parvint à couper directement le détroit de James Ross, mais ce ne fut pas sans peine ; il fallut employer la scie et les pétards ; l’équipage éprouva une fatigue extrême. La température était heureusement fort supportable, et supérieure de trente degrés à celle que trouva James Ross à pareille époque. Le thermomètre marquait trente-quatre degrés (-2° centigrades).
Le samedi, on doubla le cap Félix, à l’extrémité nord de la terre du roi Guillaume, l’une des îles moyennes de ces mers boréales.
L’équipage éprouvait alors une impression forte et douloureuse ; il jetait des regards curieux, mais tristes, sur cette île dont il prolongeait la côte.
En effet, il se trouvait en présence de cette terre du roi Guillaume, théâtre du plus terrible drame des temps modernes ! A quelques milles dans l’ouest s’étaient à jamais perdus l’Erebus et le Terror.
Les matelots du Forward connaissaient bien les tentatives faites pour retrouver l’amiral Franklin et le résultat obtenu, mais ils ignoraient les affligeants détails de cette catastrophe. Or, tandis que le docteur suivait sur sa carte la marche du navire, plusieurs d’entre eux, Bell, Bolton, Simpson, s’approchèrent de lui et se mêlèrent à sa conversation. Bientôt leurs camarades les suivirent, mus par une curiosité particulière ; pendant ce temps, le brick filait avec une vitesse extrême, et les baies, les caps, les pointes de la côte passaient devant le regard comme un panorama gigantesque.
Hatteras arpentait la dunette d’un pas rapide ; le docteur, établi sur le pont, se vit entouré de la plupart des hommes de l’équipage ; il comprit l’intérêt de cette situation, et la puissance d’un récit fait dans de pareilles circonstances ; il reprit donc en ces termes la conversation commencée avec Johnson :
– Vous savez, mes amis, quels furent les débuts de Franklin ; il fut mousse comme Cook et Nelson ; après avoir employé sa jeunesse à de grandes expéditions maritimes, il résolut en 1845 de s’élancer à la recherche du passage du nord-ouest ; il commandait l’Erebus et le Terror, deux navires éprouvés qui venaient de faire avec James Ross, en 1840, une campagne au pôle antarctique. L’Erebus, monté par Franklin, portait soixante-dix hommes d’équipage, tant officiers que matelots, avec Fitz-James pour capitaine, Gore, Le Vesconte, pour lieutenants, Des Voeux, Sargent, Couch, pour maîtres d’équipage, et Stanley pour chirurgien. Le Terror comptait soixante-huit hommes, capitaine Crozier, lieutenants, Little Hogdson et Irving, maîtres d’équipage, Horesby et Thomas, chirurgien, Peddie. Vous pouvez lire aux baies, aux caps, aux détroits, aux pointes, aux canaux, aux îles de ces parages, le nom de la plupart de ces infortunés dont pas un n’a revu son pays ! En tout cent trente-huit hommes ! Nous savons que les dernières lettres de Franklin sont adressées de l’île Disko et datées du 12 juillet 1845. « J’espère, disait-il, appareiller cette nuit pour le détroit de Lancastre. » Que s’est-il passé depuis son départ de la baie de Disko ? Les capitaines des baleiniers le Prince de Galles et l’Entreprise aperçurent une dernière fois les deux navires dans la baie Melville, et, depuis ce jour, on n’entendit plus parler d’eux. Cependant nous pouvons suivre Franklin dans sa marche vers l’ouest ; il s’engage par les détroits de Lancastre et de Barrow, arrive à l’île Beechey où il passe l’hiver de 1845 à 1846.
– Mais comment a-t-on connu ces détails ? demanda Bell, le charpentier.
– Par trois tombes qu’en 1850 l’expédition Austin découvrit sur l’île. Dans ces tombes étaient inhumés trois des matelots de Franklin ; puis ensuite, à l’aide du document trouvé par le lieutenant Hobson du Fox, et qui porte la date du 25 avril 1848. Nous savons donc qu’après leur hivernage, l’Erebus et le Terror remontèrent le détroit de Wellington jusqu’au soixante-dix-septième parallèle ; mais au lieu de continuer leur route au nord, route qui n’était sans doute pas praticable, ils revinrent vers le sud…
– Et ce fut leur perte ! dit une voix grave. Le salut était au nord.
Chacun se retourna. Hatteras, accoudé sur la balustrade de la dunette, venait de lancer à son équipage cette terrible observation.
– Sans doute, reprit le docteur, l’intention de Franklin était de rejoindre la côte américaine ; mais les tempêtes l’assaillirent sur cette route funeste, et le 12 septembre 1846, les deux navires furent saisis par les glaces, à quelques milles d’ici, au nord-ouest du cap Félix ; ils furent entraînés encore jusqu’au nord-nord-ouest de la pointe Victory ; là-même, fit le docteur en désignant un point de la mer. Or, ajouta-t-il, les navires ne furent abandonnés que le 22 avril 1848. Que s’est-il donc passé pendant ces dix-neuf mois ? qu’ont-ils fait, ces malheureux ? Sans doute, ils ont exploré les terres environnantes, tenté tout pour leur salut, car l’amiral était un homme énergique ! et, s’il n’a pas réussi…
– C’est que ses équipages l’ont trahi, dit Hatteras d’une voix sourde.
Les matelots n’osèrent pas lever les yeux ; ces paroles pesaient sur eux.
– Bref, le fatal document nous l’apprend encore, sir John Franklin succombe à ses fatigues, le 11 juin 1847. Honneur à sa mémoire ! dit le docteur en se découvrant.
Ses auditeurs l’imitèrent en silence.
– Que devinrent ces malheureux privés de leur chef, pendant dix mois ? ils demeurèrent à bord de leurs navires, et ne se décidèrent à les abandonner qu’en avril 1848 ; cent cinq hommes restaient encore sur cent trente-huit. Trente-trois étaient morts ! Alors les capitaines Crozier et Fitz-James élèvent un cairn à la pointe Victory, et ils y déposent leur dernier document. Voyez, mes amis, nous passons devant cette pointe ! Vous pouvez encore apercevoir les restes de ce cairn, placé pour ainsi dire au point extrême que John Ross atteignit en 1831 ! Voici le cap Jane Franklin ! voici la pointe Franklin ! voici la pointe Le Vesconte ! voici la baie de l’Erebus, où l’on trouva la chaloupe faite avec les débris de l’un des navires, et posée sur un traîneau ! Là furent découverts des cuillers d’argent, des munitions en abondance, du chocolat, du thé, des livres de religion ! Car les cent cinq survivants, sous la conduite du capitaine Crozier, se mirent en route pour Great-Fish-River ! Jusqu’où ont-ils pu parvenir ? ont-ils réussi à gagner la baie d’Hudson ? quelques-uns survivent-ils ? que sont-ils devenus depuis ce dernier départ ?…
– Ce qu’ils sont devenus, je vais vous l’apprendre dit John Hatteras d’une voix forte. Oui, ils ont tâché d’arriver à la baie d’Hudson, et se sont fractionnés en plusieurs troupes ! Oui, ils ont pris la route du sud ! Oui, en 1854, une lettre du docteur Rae apprit qu’en 1850 les Esquimaux avaient rencontré sur cette terre du roi Guillaume un détachement de quarante hommes, chassant le veau marin, voyageant sur la glace, traînant un bateau, maigris, hâves, exténués de fatigues et de douleurs. Et plus tard, ils découvraient trente cadavres sur le continent, et cinq sur une île voisine, les uns à demi enterrés, les autres abandonnés sans sépulture, ceux-ci sous un bateau renversé, ceux-là sous les débris d’une tente, ici un officier, son télescope à l’épaule et son fusil chargé près de lui, plus loin des chaudières avec les restes d’un repas horrible ! À ces nouvelles, l’Amirauté pria la Compagnie de la baie d’Hudson d’envoyer ses agents les plus habiles sur le théâtre de l’événement. Ils descendirent la rivière de Back jusqu’à son embouchure. Ils visitèrent les îles de Montréal, Maconochie, pointe Ogle. Mais rien ! Tous ces infortunés étaient morts de misère, morts de souffrance, morts de faim, en essayant de prolonger leur existence par les ressources épouvantables du cannibalisme ! Voilà ce qu’ils sont devenus le long de cette route du sud jonchée de leurs cadavres mutilés ! Eh bien ! voulez-vous encore marcher sur leurs traces ?
La voix vibrante, les gestes passionnés, la physionomie ardente d’Hatteras, produisirent un effet indescriptible. L’équipage, surexcité par l’émotion en présence de ces terres funestes, s’écria tout d’une voix :
– Au nord ! au nord !
– Eh bien ! au nord ! le salut et la gloire sont là ! au nord ! Le ciel se déclare pour nous ! le vent change ! la passe est libre ! paré à virer !
Les matelots se précipitèrent à leur poste de manœuvre ; les ice-streams se dégageaient peu à peu ; le Forward évolua rapidement et se dirigea en forçant de vapeur vers le canal de Mac-Clintock.
Hatteras avait eu raison de compter sur une mer plus libre ; il suivait en la remontant la route présumée de Franklin ; il longeait la côte orientale de la terre du Prince de Galles, suffisamment déterminée alors, tandis que la rive opposée est encore inconnue. Évidemment la débâcle des glaces vers le sud s’était faite par les pertuis de l’est, car ce détroit paraissait être entièrement dégagé ; aussi le Forward fut-il en mesure de regagner le temps perdu ; il força de vapeur, si bien que le 14 juin il dépassait la baie Osborne et les points extrêmes atteints dans les expéditions de 1851. Les glaces étaient encore nombreuses dans le détroit, mais la mer ne menaçait plus de manquer à la quille du Forward.
Chapitre 18 LA ROUTE AU NORD
L’équipage paraissait avoir repris ses habitudes de discipline et d’obéissance. Les manœuvres, rares et peu fatigantes, lui laissaient de nombreux loisirs. La température se maintenait au-dessus du point de congélation, et le dégel devait avoir raison des plus grands obstacles de cette navigation.
Duk, familier et sociable, avait noué des relations d’une amitié sincère avec le docteur Clawbonny. Ils étaient au mieux. Mais comme en amitié il y a toujours un ami sacrifié à l’autre, il faut avouer que le docteur n’était pas l’autre. Duk faisait de lui tout ce qu’il voulait. Le docteur obéissait comme un chien à son maître. Duk, d’ailleurs, se montrait aimable envers la plupart des matelots et des officiers du bord ; seulement, par instinct sans doute, il fuyait la société de Shandon ; il avait aussi conservé une dent, et quelle dent ! contre Pen et Foker ; sa haine pour eux se traduisait en grognements mal contenus à leur approche. Ceux-ci, d’ailleurs, n’osaient plus s’attaquer au chien du capitaine, « à son génie familier », comme le disait Clifton.
En fin de compte, l’équipage avait repris confiance et se tenait bien.
– Il semble, dit un jour James Wall à Bichard Shandon, que nos hommes aient pris au sérieux les discours du capitaine ; ils ont l’air de ne plus douter du succès.
– Ils ont tort, répondit Shandon ; s’ils réfléchissaient, s’ils examinaient la situation, ils comprendraient que nous marchons d’imprudence en imprudence.