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– Cependant, reprit Wall, nous voici dans une mer plus libre ; nous revenons vers des routes déjà reconnues ; n’exagérez-vous pas, Shandon ?

– Je n’exagère rien, Wall ; la haine, la jalousie, si vous le voulez, que m’inspire Hatteras, ne m’aveuglent pas. Répondez-moi, avez-vous visité les soutes au charbon ?

– Non, répondit Wall.

– Eh bien ! descendez-y, et vous verrez avec quelle rapidité nos approvisionnements diminuent. Dans le principe, on aurait dû naviguer surtout à la voile, l’hélice étant réservée pour remonter les courants ou les vents contraires ; notre combustible ne devait être employé qu’avec la plus sévère économie ; car, qui peut dire en quel endroit de ces mers et pour combien d’années nous pouvons être retenus ? Mais Hatteras, poussé par cette frénésie d’aller en avant, de remonter jusqu’à ce pôle inaccessible, ne se préoccupe plus d’un pareil détail. Que le vent soit contraire ou non, il marche à toute vapeur, et, pour peu que cela continue, nous risquons d’être fort embarrassés, sinon perdus.

– Dites-vous vrai, Shandon ? cela est grave alors !

– Oui, Wall, grave ; non seulement pour la machine qui, faute de combustible, ne nous serait d’aucune utilité dans une circonstance critique, mais grave aussi, au point de vue d’un hivernage auquel il faudra tôt ou tard arriver. Or, il faut un peu songer au froid dans un pays où le mercure se gèle fréquemment dans le thermomètre[41] .

– Mais, si je ne me trompe, Shandon, le capitaine compte renouveler son approvisionnement à l’île Beechey ; il doit y trouver du charbon en grande quantité.

– Va-t-on où l’on veut dans ces mers, Wall ? peut-on compter trouver tel détroit libre de glace ? Et s’il manque l’île Beechey, et s’il ne peut y parvenir, que deviendrons-nous ?

– Vous avez raison, Shandon ; Hatteras me paraît imprudent ; mais pourquoi ne lui faites-vous pas quelques observations à ce sujet ?

– Non, Wall, répondit Shandon avec une amertume mal déguisée ; j’ai résolu de me taire ; je n’ai plus la responsabilité du navire ; j’attendrai les événements ; on me commande, j’obéis, et je ne donne pas d’opinion.

– Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, Shandon, puisqu’il s’agit d’un intérêt commun, et que ces imprudences du capitaine peuvent nous coûter fort cher à tous.

– Et si je lui parlais, Wall, m’écouterait-il ?

Wall n’osa répondre affirmativement.

– Mais, ajouta-t-il, il écouterait peut-être les représentations de l’équipage.

– L’équipage, fit Shandon en haussant les épaules ; mais, mon pauvre Wall, vous ne l’avez donc pas observé ? il est animé de tout autre sentiment que celui de son salut ! il sait qu’il s’avance vers le soixante-douzième parallèle, et qu’une somme de mille livres lui est acquise par chaque degré gagné au-delà de cette latitude.

– Vous avez raison, Shandon, répondit Wall, et le capitaine a pris là le meilleur moyen de tenir ses hommes.

– Sans doute, répondit Shandon, pour le présent du moins.

– Que voulez-vous dire ?

– Je veux dire qu’en l’absence de dangers ou de fatigues, par une mer libre, cela ira tout seul ; Hatteras les a pris par l’argent ; mais ce que l’on fait pour l’argent, on le fait mal. Viennent donc les circonstances difficiles, les dangers, la misère, la maladie, le découragement, le froid, au-devant duquel nous nous précipitons en insensés, et vous verrez si ces gens-là se souviennent encore d’une prime à gagner !

– Alors, selon vous, Shandon, Hatteras ne réussira pas ?

– Non, Wall, il ne réussira pas ; dans une pareille entreprise, il faut entre les chefs une parfaite communauté d’idées, une sympathie qui n’existe pas. J’ajoute qu’Hatteras est un fou ; son passé tout entier le prouve ! Enfin, nous verrons ! il peut arriver des circonstances telles, que l’on soit forcé de donner le commandement du navire à un capitaine moins aventureux….

– Cependant, dit Wall, en secouant la tête d’un air de doute, Hatteras aura toujours pour lui…

– Il aura, répliqua Shandon en interrompant l’officier, il aura le docteur Clawbonny, un savant qui ne pense qu’à savoir, Johnson, un marin esclave de la discipline, et qui ne prend pas la peine de raisonner, peut-être un ou deux hommes encore, comme Bell, le charpentier, quatre au plus, et nous sommes dix-huit à bord ! Non, Wall, Hatteras n’a pas la confiance de l’équipage, il le sait bien, il l’amorce par l’argent ; il a profité habilement de la catastrophe de Franklin pour opérer un revirement dans ces esprits mobiles ; mais cela ne durera pas, vous dis-je ; et s’il ne parvient pas à atterrir à l’île Beechey, il est perdu !

– Si l’équipage pouvait se douter…

– Je vous engage, répondit vivement Shandon, à ne pas lui communiquer ces observations ; il les fera de lui-même. En ce moment, d’ailleurs, il est bon de continuer à suivre la route du nord. Mais qui sait si ce qu’Hatteras croit être une marche vers le pôle n’est pas un retour sur ses pas ? Au bout du canal MacClintock est la baie Melville, et là débouche cette suite de détroits qui ramènent à la baie de Baffin. Qu’Hatteras y prenne garde ! le chemin de l’ouest est plus facile que le chemin du nord.

On voit par ces paroles quelles étaient les dispositions de Shandon, et combien le capitaine avait droit de pressentir un traître en lui.

Shandon raisonnait juste d’ailleurs, quand il attribuait la satisfaction actuelle de l’équipage à cette perspective de dépasser bientôt le soixante-douzième parallèle. Cet appétit d’argent s’empara des moins audacieux du bord. Clifton avait fait le compte de chacun avec une grande exactitude. En retranchant le capitaine et le docteur, qui ne pouvaient être admis à partager la prime, il restait seize hommes sur le Forward. La prime étant de mille livres, cela donnait une somme de soixante-deux livres et demie[42] par tête et par degré. Si jamais on parvenait au pôle, les dix-huit degrés à franchir réservaient à chacun une somme de onze cent vingt-cinq livres[43] , c’est-à-dire une fortune. Cette fantaisie-là coûterait dix-huit mille livres[44] au capitaine ; mais il était assez riche pour se payer pareille promenade au pôle.

Ces calculs enflammèrent singulièrement l’avidité de l’équipage, comme on peut le croire, et plus d’un aspirait à dépasser cette latitude dorée, qui, quinze jours auparavant, se réjouissait de descendre vers le sud.

Le Forward, dans la journée du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel ; la neige et la brume le faisaient paraître colossal en exagérant sa distance ; la température se maintenait à quelques degrés au-dessus de glace ; des cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs de la montagne ; les avalanches se précipitaient avec une détonation semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense réverbération dans l’espace. La nature boréale aux prises avec le dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte de fort près ; on apercevait sur quelques rocs abrités de rares bruyères dont les fleurs rosées sortaient timidement entre les neiges, des lichens maigres d’une couleur rougeâtre, et les pousses d’une espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol.

Enfin, le 19 juin, par ce fameux soixante-douzième degré de latitude, on doubla la pointe Minto, qui forme l’une des extrémités de la baie Ommaney ; le brick entra dans la baie Melville, surnommée la mer d’Argent par Bolton ; ce joyeux marin se livra sur ce sujet à mille facéties dont le bon Clawbonny rit de grand cœur.

La navigation du Forward, malgré une forte brise du nord-est, fut assez facile pour que, le 23 juin, il dépassât le soixante-quatorzième degré de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville, l’une des mers les plus considérables de ces régions. Cette mer fut traversée pour la première fois par le capitaine Parry dans sa grande expédition de 1819, et ce fut là que son équipage gagna la prime de cinq mille livres promise par acte du gouvernement.

Clifton se contenta de remarquer qu’il y avait deux degrés du soixante-douzième au soixante-quatorzième : cela faisait déjà cent vingt-cinq livres à son crédit. Mais on lui fit observer que la fortune dans ces parages était peu de chose, qu’on ne pouvait se dire riche qu’à la condition de boire sa richesse ; il semblait donc convenable d’attendre le moment où l’on roulerait sous la table d’une taverne de Liverpool, pour se réjouir et se frotter les mains.

Chapitre 19 UNE BALEINE EN VUE

Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n’était pas dépourvu de glaces ; on apercevait d’immenses ice-fields prolongés jusqu’aux limites de l’horizon ; çà et là apparaissaient quelques ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés. Le Forward suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec brusquerie d’un point du compas à l’autre.

La variabilité du vent dans les mers arctiques est un fait remarquable, et souvent quelques minutes à peine séparent un calme plat d’une tempête désordonnée. C’est ce qu’Hatteras éprouva le 23 juin, au milieu même de l’immense baie.

Les vents les plus constants soufflent généralement de la banquise à la mer libre, et sont très froids. Ce jour-là, le thermomètre descendit de quelques degrés ; le vent sauta dans le sud, et d’immenses rafales passant au-dessus des champs de glace, vinrent se débarrasser de leur humidité sous la forme d’une neige épaisse, Hatteras fit immédiatement carguer les voiles dont il aidait l’hélice, mais pas si vite cependant que son petit perroquet ne fût emporté en un clin d’œil.

Hatteras commanda ses manœuvres avec le plus grand sang-froid, et ne quitta pas le pont pendant la tempête ; il fut obligé de fuir devant le temps et de remonter dans l’ouest. Le vent soulevait des vagues énormes au milieu desquelles se balançaient des glaçons de toutes formes arrachés aux ice-fields environnants ; le brick était secoué comme un jouet d’enfant, et les débris des packs se précipitaient sur sa coque ; par moment, il s’élevait perpendiculairement au sommet d’une montagne liquide ; sa proue d’acier, ramassant la lumière diffuse, étincelait comme une barre de métal en fusion ; puis il descendait dans un abîme, donnant de la tête au milieu des tourbillons de sa fumée, tandis que son hélice, hors de l’eau, tournait à vide avec un bruit sinistre et frappait l’air de ses branches émergées. La pluie, mêlée à la neige, tombait à torrent.

Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire tremper jusqu’aux os ; il demeura sur le pont, en proie à toute cette émouvante admiration qu’un savant sait extraire d’un tel spectacle. Son plus proche voisin n’aurait pu entendre sa voix ; il se taisait donc et regardait ; mais en regardant, il fut témoin d’un phénomène bizarre et particulier aux régions hyperboréennes.

La tempête était circonscrite dans un espace restreint et ne s’étendait pas à plus de trois ou quatre milles ; en effet, le vent qui passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force, et ne peut porter loin ses violences désastreuses ; le docteur apercevait de temps à autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au-delà des ice-fields ; il suffisait donc au Forward de se diriger à travers les passes pour retrouver une navigation paisible ; seulement, il courait risque d’être jeté sur ces bancs mobiles qui obéissaient au mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint au bout de quelques heures à conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de l’ouragan, faisant rage à l’horizon, venait expirer à quelques encablures du Forward.

Le bassin de Melville ne présentait plus alors le même aspect ; sous l’influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes, détachées des côtes, dérivaient vers le nord, se croisant et se heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs centaines ; mais la baie est fort large, et le brick les évita facilement. Le spectacle était magnifique de ces masses flottantes, qui, douées de vitesses inégales, semblaient lutter entre elles sur ce vaste champ de course.

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