- Nola. Nola Kellergan.
En entendant ce nom encore, il se sentit vaciller. Il eut envie de vomir. Il devait partir d’ici. Aller loin. Il laissa dix dollars sur le comptoir et il s’enfuit.
À l’instant où il rentra à la maison, Nadia vit immédiatement que son mari était bouleversé. Elle se précipita vers lui, et il s’écroula presque dans ses bras.
- Mon Dieu, Jay, que se passe-t-il ?
- Il y a trois semaines, Luth’ et moi sommes allés pêcher. Tu te rappelles ?
- Oui. Vous avez sorti ces black-bass dont la chair était immangeable. Mais pourquoi me parles-tu de cela ?
Jay raconta cette journée à sa femme. C’était le dimanche 10 août 1975. Luther était arrivé à Portland la veil e au soir : ils avaient prévu d’aller pêcher tôt le matin au bord d’un petit lac. C’était une bel e journée, les lignes mordaient bien, ils s’étaient choisi un coin très calme et il n’y avait personne pour les déranger. Tout en sirotant de la bière, ils avaient parlé de la vie.
- Il faut que ve te dive, Papa, avait dit Luther. V’ai rencontré une femme ecftraordinaire.
- C’est vrai ?
- Comme ve te dis. Elle est hors du commun. Elle fait battre mon cœur, et tu fais, el e m’aime. Elle me l’a dit. Un vour, ve te la présenterai. Ve suis sûr qu’el e te plaira beaucoup.
Jay avait souri.
- Et cette jeune femme a-t-el e un nom ?
- Nola, Papa. Elle f’appelle Nola Kel ergan.
Se remémorant cette journée, Jay Caleb expliqua à sa femme : « Nola Kellergan est le nom de cette fille qui a été enlevée à Aurora. Je crois que Luther a fait une énorme connerie. »
Sylla rentra à la maison au même instant. Elle entendit les mots de son père.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria-t-el e. Qu’est-ce que Luther a fait ? » Son père, après lui avoir expliqué la situation, lui ordonna de ne rien raconter de cette histoire à qui que ce soit. Personne ne devait faire le lien entre Luther et Nola. Il passa ensuite toute la semaine dehors, à rechercher son fils : il sillonna d’abord le Maine, puis toute la côte, du Canada jusqu’au Massachusetts. Il se rendit dans les coins reculés, lacs et cabanes, qu’affectionnait son fils. Il se disait qu’il était peut-être terré là, paniqué, traqué comme une bête par toutes les polices du pays. Il n’en trouva aucune trace. Il l’attendit tous les soirs, il guettait le moindre bruit. Quand la police téléphona pour annoncer sa mort, il sembla presque soulagé. Il exigea de Nadia et Sylla qu’elles ne parlent plus jamais de cette histoire, pour que la mémoire de son fils ne soit jamais salie.
Lorsque Sylla eut terminé son récit, Gahalowood lui demanda :
- Êtes-vous en train de nous dire que vous pensez que votre frère avait quelque chose à voir avec l’enlèvement de Nola ?
- Disons qu’il avait un comportement étrange avec les femmes… Il aimait les peindre. Surtout les femmes blondes. Je sais qu’il lui arrivait de les dessiner en cachette, dans les lieux publics. Je n’ai jamais su ce qui lui plaisait là-dedans… Alors oui, je pense qu’il a pu se passer quelque chose avec cette jeune fil e. Mon père pensait que Luther avait pété les plombs, qu’elle s’était refusée à lui et qu’il l’avait tuée. Quand la police a téléphoné pour nous dire qu’il s’était tué, mon père a pleuré longuement. Et au travers de ses larmes, je l’ai entendu nous dire : « Tant mieux qu’il soit mort… Si je l’avais trouvé moi, je crois que je l’aurais tué. Pour qu’il ne finisse pas sur la chaise électrique. »
Gahalowood hocha la tête. Il jeta encore un rapide coup d’œil parmi les objets de Luther, et il y dénicha un carnet de notes.
- C’est l’écriture de votre frère ?
- Oui, ce sont des indications pour la taille des rosiers… Il s’occupait aussi des rosiers chez Stern. Je ne sais pas pourquoi je l’ai gardé.
- Pourrais-je l’emporter ? demanda Gahalowood.
- L’emporter ? Oui, bien sûr. Mais je crains que ce ne soit pas très intéressant pour votre enquête. Je l’ai parcouru : ce n’est qu’un guide de jardinage.
Gahalowood acquiesça.
- Vous comprenez, dit-il, il faudrait que je puisse faire expertiser l’écriture de votre frère.
11. En attendant Nola
“Frappez ce sac, Marcus. Frappez-le comme si toute votre vie en dépendait.
Vous devez boxer comme vous écrivez et écrire comme vous boxez : vous devez donner tout ce que vous avez en vous parce que chaque match, comme chaque livre, est peut-être le dernier.”
L’été 2008 fut un été très calme en Amérique. La batail e pour les tickets présidentiels s’était terminée à la fin juin, lorsque les démocrates, au cours de la convention du Montana, avaient désigné Barack Obama comme leur candidat, tandis que les républicains, eux, avaient plébiscité John McCain depuis février déjà. L’heure était désormais au rassemblement des forces partisanes : les prochains rendez-vous d’importance n’auraient lieu qu’à partir de la fin août avec les conventions nationales des deux grands partis historiques du pays, qui y introniseraient officiellement leur candidat à la Maison-Blanche.
Ce calme relatif avant la tempête électorale qui mènerait jusqu’à l’Election Day du 4 novembre laissait à l’affaire Harry Quebert la première place dans les médias, engendrant une agitation sans précédent au sein de l’opinion publique. Il y avait les
« pro-Quebert », les « anti-Quebert », les adeptes de la théorie du complot ou encore ceux qui pensaient que sa libération sous caution n’était due qu’à un accord financier avec le père Kellergan. Depuis la publication de mes feuil ets par la presse, mon livre était en outre sur toutes les lèvres; tout le monde ne parlait plus que du « nouveau Goldman qui sortira cet automne ». Elijah Stern, bien que son nom ne soit pas directement mentionné dans les feuillets, avait déposé une plainte pour diffamation afin d’en empêcher la publication. Quant à David Kellergan, il avait également fait part de son intention de saisir les tribunaux, se défendant vigoureusement des al égations de maltraitance sur sa fille. Et au milieu de ce battage, deux personnes se réjouissaient tout particulièrement : Barnaski et Roth.
Roy Barnaski, qui avait déployé ses équipes d’avocats new-yorkais jusque dans le New Hampshire pour parer à tout imbroglio juridique susceptible de retarder la parution du livre, jubilait : les fuites, dont il ne faisait plus de doute qu’il les avait lui-même orchestrées, lui garantissaient des ventes exceptionnel es et lui permettaient d’occuper le terrain médiatique. Il considérait que sa stratégie n’était ni pire ni meilleure que cel e des autres, que le monde des livres était passé du noble art de l’imprimerie à la folie capitaliste du xxie siècle, que désormais un livre devait être écrit pour être vendu, que pour vendre un livre il fallait qu’on en parle, et que pour qu’on en parle il fallait s’approprier un espace qui, si on ne le prenait pas soi-même par la force, serait pris par les autres. Manger ou être mangé.
Du côté de la justice, il faisait peu de doute que le dossier pénal allait bientôt s’effondrer. Benjamin Roth était en passe de devenir l’avocat de l’année et d’accéder à la notoriété nationale. Il acceptait toutes les demandes d’interviews et passait le plus clair de son temps dans les studios des télévisions et des radios locales. Tout, pourvu qu’on parle de lui. « Imaginez-vous, je peux facturer 1 000 dollars de l’heure maintenant, me dit-il. Et à chaque fois que je passe dans le journal, je rajoute dix dol ars à mes tarifs horaires pour mes prochains clients. Les journaux, peu importe ce que vous y dites, l’important est d’y être. Les gens se souviennent d’avoir vu votre photo dans le New York Times, ils ne se souviennent jamais de ce que vous y racontiez. »
Roth avait attendu toute sa carrière que tombe l’affaire du siècle, et il l’avait trouvée.
Désormais sous le feu des projecteurs, il servait à la presse tout ce qu’el e voulait
entendre : il parlait du Chef Pratt, d’Elijah Stern, il répétait à l’envi que Nola était une fille troublante, sans doute une manipulatrice, et que Harry était finalement la véritable victime de l’affaire. Pour exciter l’audience, il se mit même à sous-entendre, détails imaginaires à l’appui, que la moitié de la ville d’Aurora avait eu intimement affaire à Nola, si bien que je dus l’appeler pour une mise au point.
- Il faut que vous arrêtiez avec vos racontars pornographiques, Benjamin. Vous êtes en train de salir tout le monde.
- Mais justement, Marcus, au fond, mon boulot n’est pas tant de laver l’honneur de Harry que de montrer combien l’honneur des autres était sale et dégueulasse. Et s’il doit y avoir un procès, je ferai témoigner Pratt, je convoquerai Stern, je ferai appeler tous les hommes d’Aurora à la barre pour qu’ils expient publiquement leurs péchés charnels avec la petite Kellergan. Et je prouverai que ce pauvre Harry n’a eu finalement que le tort de s’être laissé séduire par une femme perverse, comme tant d’autres avant lui.
- Mais qu’est-ce que vous racontez ? m’emportai-je. Il n’a jamais été question de cela !