- Que s’est-il passé pour votre frère après ça ?
- Durant les deux années qui suivirent, Luther a hanté la maison familiale. Il était comme un fantôme. Il ne faisait plus rien. Mon père restait le plus tard possible dans son entrepôt, ma mère s’arrangeait pour passer ses journées à l’extérieur. Ce furent deux années difficilement supportables. Puis, un jour de 1966, quelqu’un sonna à la porte.
1966
Il hésita avant de déverrouiller la porte d’entrée : il ne supportait pas qu’on le voie. Mais il était seul à la maison et c’était peut-être important. Il ouvrit et trouva devant lui un homme d’une trentaine d’années, très élégant.
- Salut, dit l’homme. Désolé de venir sonner comme ça, mais je suis tombé en panne, à cinquante mètres d’ici. Tu t’y connaîtrais pas en mécanique par hasard ?
- Fa dépend, répondit Luther.
- Rien de sérieux, juste un pneu crevé. Mais je n’arrive pas à faire fonctionner mon cric.
Luther accepta de venir jeter un œil. La voiture était un coupé de grand luxe, garé sur le bas-côté de la route, à cent mètres de la maison. Un clou avait perforé le pneu avant droit. Le cric bloquait car il était mal graissé; Luther parvint néanmoins à le manipuler et à changer la roue.
- Eh bien, plutôt impressionnant, dit l’homme. Une chance de t’avoir rencontré.
Que fais-tu dans la vie ? T’es mécano ?
- Rien. Avant ve peignais. Mais v’ai eu un accfident.
- Et comment gagnes-tu ta vie ?
- Ve ne gagne pas ma vie.
L’homme le contempla et lui tendit la main.
- Je m’appelle Elijah Stern. Merci, je te dois une fière chandelle.
- Luther Caleb.
- Enchanté, Luther.
Ils se dévisagèrent un instant. Stern finit par poser la question qui le taraudait depuis que Luther avait ouvert la porte de sa maison.
- Qu’est-il arrivé à ton visage ? demanda-t-il.
- Vous avez entendu parler de la bande des field goals ?
- Non.
- Des types qui ont commis des agreffions, pour le plaivir. Ils tapaient dans la tête de leurs victimes comme dans un bal on.
- Oh quelle horreur… Je suis désolé.
Luther haussa les épaules, fataliste.
- Te laisse pas faire ! s’écria Stern d’un ton amical. Si la vie te fait des coups bas, rebiffe-toi contre elle ! Est-ce que ça te dirait d’avoir un métier ? Je recherche quelqu’un pour s’occuper de mes voitures et me servir de chauffeur. Tu me plais bien. Si l’offre te tente, je t’engage.
Une semaine plus tard, Luther s’instal ait à Concord, dans la dépendance des employés sise dans l’immense propriété de la famille Stern.
Sylla estimait que la rencontre avec Stern avait été providentielle pour son frère.
- Grâce à Stern, Luth’ est redevenu quelqu’un, nous dit-elle. Il avait un travail, une paie. Sa vie reprenait un peu de sens. Surtout, il se remit à peindre. Stern et lui s’entendaient très bien : il était son chauffeur mais aussi son homme de confiance, presque même son ami, je dirais. Stern venait de reprendre les affaires de son père; il vivait seul dans ce manoir trop grand pour lui. Je crois qu’il était heureux de la compagnie de Luther. Ils avaient une relation forte. Luth’ est resté à son service pendant les neuf années qui ont suivi. Jusqu’à sa mort.
- Madame Mitchell, demanda Gahalowood. Quels étaient vos rapports avec votre frère ?
Elle sourit :
- C’était quelqu’un de si spécial. Il était si doux ! Il aimait les fleurs, il aimait l’art. Il n’aurait jamais dû finir sa vie comme un vulgaire chauffeur de limousine. Je veux dire, je n’ai rien contre les chauffeurs, mais Luth’, c’était quelqu’un ! Il venait souvent le dimanche déjeuner à la maison. Il arrivait dans la matinée, passait la journée avec nous et rentrait à Concord le soir. J’aimais ces dimanches, surtout lorsqu’il se mettait à peindre, dans son ancienne chambre transformée en atelier. Il avait un immense talent.
Dès qu’il se mettait à dessiner, il se dégageait de lui une beauté fol e. Je me mettais derrière lui, je m’asseyais sur une chaise, et je le regardais faire. Je regardais ces traits qui prenaient d’abord des formes chaotiques avant de former ensemble des scènes d’un réalisme fou. D’abord, on avait l’impression qu’il faisait n’importe quoi, et puis, soudain, une image apparaissait au milieu des traits, jusqu’à ce que chacun des traits esquissés prenne un sens. C’était un moment absolument extraordinaire. Et moi, je lui disais qu’il devait continuer à dessiner, qu’il devrait repenser aux beaux-arts, qu’il devrait exposer ses toiles. Mais il ne voulait plus, à cause de son visage, à cause de son élocution. À cause de tout. Avant l’agression, il disait qu’il peignait parce qu’il avait ça en lui. Lorsqu’il s’y est finalement remis, il disait qu’il peignait pour être moins seul.
- Pourrions-nous voir quelques-uns de ses tableaux ? demanda Gahalowood.
- Oui, évidemment. Mon père avait rassemblé une espèce de col ection, avec toutes les toiles laissées à Portland et celles récupérées dans la chambre de Luther chez Stern après sa mort. Il disait qu’un jour, on pourrait les donner à un musée, que ça aurait peut-être du succès. Mais il s’est contenté d’amasser les souvenirs dans des caisses que je stocke chez moi depuis le décès de mes parents.
Sylla nous conduisit au sous-sol, où l’une des pièces de la réserve était encombrée de grandes caisses en bois. Plusieurs grands tableaux dépassaient, tandis que des croquis et des dessins s’entassaient entre les cadres. Il y en avait une quantité impressionnante.
- Il y a beaucoup de désordre, s’excusa-t-elle. Ce sont des souvenirs en vrac. Je n’ai rien osé jeter.
En fouillant parmi les tableaux, Gahalowood dénicha une toile représentant une jeune femme blonde.
- C’est Eleanore, expliqua Sylla. Ces toiles datent d’avant l’agression. Il aimait la peindre. Il disait qu’il pourrait la peindre toute sa vie.
Eleanore était une jolie jeune femme blonde. Détail intrigant : elle ressemblait énormément à Nola. Il y avait de nombreux autres portraits de différentes femmes, toutes blondes, et les dates indiquaient toutes des années postérieures à l’agression.
- Qui sont ces femmes sur les tableaux ? interrogea Gahalowood.