- Allons, mon ami, appelons un chat un chat. Cette gamine, c’était une salope.
- Vous êtes affligeant, lui répondis-je.
- Affligeant ? Mais je ne fais que reprendre ce que vous dites dans votre bouquin, non ?
- Justement non, et vous le savez très bien ! Nola n’avait rien de tapageur, ni de provocateur. Son histoire avec Harry, c’est une histoire d’amour !
- L’amour, l’amour, toujours l’amour ! Mais l’amour, ça ne veut rien dire, Goldman ! L’amour, c’est une combine que les hommes ont inventée pour ne pas avoir à faire leur lessive !
Le bureau du procureur était mis sur la sel ette par la presse et l’atmosphère s’en ressentait dans les locaux de la brigade criminelle de la police d’État : la rumeur voulait que le gouverneur en personne, au cours d’une réunion tripartite, ait sommé la police de régler l’affaire dans les plus brefs délais. Depuis les révélations de Sylla Mitchell, Gahalowood commençait à y voir plus clair dans l’enquête; les éléments convergeaient de plus en plus vers Luther, et il comptait beaucoup sur les résultats de l’analyse graphologique du carnet pour confirmer son intuition. En attendant, il avait besoin d’en apprendre plus, notamment sur les errances de Luther à Aurora. C’est ainsi que le dimanche 20 juillet, nous retrouvâmes Travis Dawn pour qu’il nous raconte ce qu’il savait à ce propos.
Comme je ne me sentais pas encore prêt à retourner au centre-ville d’Aurora, Travis accepta de nous retrouver dans un restoroute proche de Montburry. Je m’attendais à être mal reçu, à cause de ce que j’avais écrit à propos de Jenny, mais il fit montre de beaucoup de gentillesse à mon égard.
- Je suis désolé pour ces fuites, lui dis-je. C’étaient des notes personnelles, rien de tout ceci n’aurait dû paraître.
- Je ne peux pas t’en vouloir, Marc…
- Tu pourrais…
- Tu ne fais que raconter la vérité. Je sais bien que Jenny en pinçait pour Quebert… Je voyais bien à l’époque comment el e le regardait… Au contraire, je crois que ton enquête tient la route, Marcus… Du moins en est-ce la preuve. À propos de
l’enquête : quoi de neuf, justement ?
C’est Gahalowood qui répondit :
- Le neuf, c’est que nous avons de très sérieux soupçons sur Luther Caleb.
- Luther Caleb… Ce cinglé ? Alors c’est vrai, cette histoire de peinture ?
- Oui. Apparemment, la gamine allait régulièrement chez Stern. Étiez-vous au courant pour le Chef Pratt et Nola ?
- Ces ignobles histoires ? Non ! Quand je l’ai appris, je suis tombé des nues.
Vous savez, peut-être qu’il a dérapé, mais ça a toujours été un bon flic. Je doute qu’on puisse remettre en cause son enquête et ses recherches, comme j’ai pu le lire dans la presse.
- Que pensez-vous des soupçons sur Stern et Quebert ?
- Que vous vous êtes monté la tête. Tamara Quinn dit qu’elle nous avait prévenus pour Quebert, à l’époque. Je crois qu’il faut recadrer un peu la situation : elle prétendait qu’el e savait tout, mais elle ne savait rien. Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait. Tout ce qu’elle pouvait vous dire, c’est qu’elle avait eu une preuve concrète, mais qu’el e l’avait mystérieusement égarée. Rien de crédible. Vous-même, sergent, vous savez avec quel e précaution il faut traiter les accusations gratuites. Le seul élément que nous avions contre Quebert était la Chevrolet Monte Carlo noire. Et ce n’était, de loin, pas suffisant.
- Une amie de Nola nous assure avoir averti Pratt de ce qui se tramait chez Stern.
- Pratt ne m’en a jamais parlé.
- Alors, comment ne pas penser qu’il n’ait pas bâclé l’enquête ? releva Gahalowood.
- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, sergent.
- Et Luther Caleb ? Que pouvez-vous nous en dire ?
- Luther, c’était un drôle de type. Il importunait les femmes. J’ai même poussé Jenny à porter plainte contre lui après qu’il se soit montré agressif à son égard.
- Vous ne l’avez jamais suspecté ?
- Pas vraiment. Nous avons évoqué son nom et nous avons vérifié quel véhicule il possédait : une Mustang bleue, je me rappel e. Et de toute façon, il semblait peu probable qu’il soit notre homme.
- Pourquoi ?
- Peu avant la disparition de Nola, je m’étais assuré qu’il ne viendrait plus jamais à Aurora.
- C’est-à-dire ?
Travis eut soudain l’air mal à l’aise.
- Disons que… Je l’ai vu au Clark’s, c’était la mi-août, juste après avoir convaincu Jenny de déposer plainte contre lui… Il l’avait molestée et elle en avait gardé un horrible hématome sur le bras. Je veux dire, c’était quand même quelque chose de sérieux. Quand il m’a vu arriver, il s’est enfui. Je l’ai pris en chasse, je l’ai rattrapé sur la route 1. Et là… Je… Vous savez, Aurora c’est une ville paisible, je ne voulais pas qu’il vienne rôder.
- Qu’avez-vous fait ?
- Je lui ai flanqué une dérouillée. Je n’en suis pas fier. Et…
- Et quoi, Chef Dawn ?
- Je lui ai collé mon flingue dans les parties. Je lui ai filé une raclée, et alors qu’il était plié en deux, au sol, je l’ai tenu bien en place, j’ai sorti mon colt, j’ai engagé une balle, et je lui ai enfoncé le canon dans les testicules. Je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le voir de ma vie. Il gémissait. Il gémissait qu’il ne reviendrait plus, il m’a supplié de le laisser partir. Je sais que c’est pas des manières correctes, mais je voulais m’assurer qu’on ne le verrait plus à Aurora.
- Et vous pensez qu’il vous a obéi ?
- Pour sûr.
- Vous seriez donc le dernier à l’avoir vu à Aurora ?