- Oui. J’ai transmis la consigne à mes collègues, avec le signalement de sa voiture. Il ne s’est plus jamais montré. On a appris qu’il s’était tué dans le Massachusetts un mois plus tard.
- Quel genre d’accident ?
- Il a raté un virage, je crois. Je n’en sais pas beaucoup plus. À vrai dire, je ne m’y suis pas plus intéressé que ça. À ce moment-là, on avait plus important à faire.
Lorsque nous sortîmes du restoroute, Gahalowood me dit :
- Je crois que cette bagnole est la clé de l’énigme. Il faut savoir qui aurait pu conduire une Chevrolet Monte Carlo noire. Ou plutôt se poser la question suivante : Luther Caleb aurait-il pu être au volant d’une Chevrolet Monte Carlo noire le 30 août 1975 ?
Le lendemain, je retournai à Goose Cove pour la première fois depuis l’incendie.
Malgré les banderoles de police tendues au niveau de la marquise pour interdire l’accès à la maison, je pénétrai à l’intérieur. Tout était dévasté. Dans la cuisine, je retrouvai la boîte Souvenir de Rockland, maine intacte. Je la vidai de son pain sec et la remplis de quelques objets indemnes glanés au gré des pièces visitées. Dans le salon, je découvris un petit album de photos qui n’avait miraculeusement pas été abîmé. Je l’emportai dehors et je m’assis sous un grand bouleau, face à la maison, pour en regarder les photos. C’est à cet instant qu’Erne Pinkas arriva. Il me dit simplement :
- J’ai vu ta voiture à l’entrée du chemin.
Il vint s’asseoir à côté de moi.
- Ce sont des photos de Harry ? demanda-t-il en désignant l’album.
- Oui. Je l’ai trouvé dans la maison.
Il y eut un long silence. Je tournais les pages. Les clichés dataient probablement du début des années 1980. Sur plusieurs d’entre eux, apparaissait un labrador jaune.
- À qui est ce chien ? demandai-je.
- À Harry.
- Je ne savais pas qu’il en avait eu un.
- Storm, il s’appelait. Il a bien dû vivre douze ou treize ans.
Storm. Ce nom ne m’était pas inconnu, mais je ne me rappelais plus pour quelle raison.
- Marcus, reprit Pinkas. Je n’ai pas voulu être méchant l’autre jour. Je regrette si je t’ai blessé.
- Ça n’a pas d’importance.
- Si, ça en a. Je ne savais pas que tu avais reçu des menaces. C’est à cause de ton livre ?
- Probablement.
- Mais qui a fait ça ? s’indigna-t-il en désignant la maison brûlée.
- On n’en sait rien. La police dit qu’un produit accélérant a été utilisé, comme de l’essence. Un bidon vide a été découvert sur la plage, mais les empreintes relevées dessus sont inconnues.
- Alors t’as reçu des menaces et tu es resté ?
- Oui.
- Pourquoi ?
- Quelle raison aurais-je eu de partir ? La peur ? La peur, il faut la mépriser.
Pinkas me dit que j’étais quelqu’un, et que lui aussi aurait bien voulu devenir quelqu’un dans la vie. Sa femme avait toujours cru en lui. Elle était morte quelques années auparavant, emportée par une tumeur. Sur son lit de mort, elle lui avait dit, comme s’il était un jeune homme plein d’avenir : « Ernie, tu feras quelque chose de grand dans la vie. Je crois en toi. - Je suis trop vieux. Ma vie est derrière moi. - Il n’est jamais trop tard, Ernie. Tant qu’on n’est pas mort, la vie est devant soi. » Mais ce qu’avait réussi à faire Ernie depuis le décès de sa femme, c’était décrocher un boulot au supermarché de Montburry pour rembourser la chimiothérapie et faire entretenir le marbre de sa tombe.
- Je range les chariots, Marcus. Je parcours le parking, je traque les chariots esseulés et abandonnés, je les prends avec moi, je les réconforte, et je les range avec tous leurs copains dans la gare à chariots, pour les clients suivants. Les chariots ne sont jamais seuls. Ou alors pas très longtemps. Parce que dans tous les supermarchés du monde, il y a un Ernie qui vient les chercher et les ramène à leur famille. Mais qui est-ce qui vient chez Ernie ensuite pour le ramener à sa famil e, hein ? Pourquoi fait-on pour les chariots de supermarché ce qu’on ne fait pas pour les hommes ?
- Tu as raison. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
- Je voudrais être dans les remerciements de ton bouquin. Je voudrais qu’il y ait mon nom dans les remerciements, à la dernière page, comme les écrivains font souvent. Je voudrais avoir mon nom en tout premier. En grosses lettres. Parce que je t’ai un peu aidé à trouver des renseignements. Tu penses que ce serait possible ? Ma femme sera fière de moi. Son petit mari aura contribué à l’immense succès de Marcus Goldman, la nouvelle grande vedette de la littérature.
- Compte sur moi, lui dis-je.
- J’irai lui lire ton livre, Marc. Chaque jour, je viendrai m’asseoir à côté d’elle et je lui lirai ton livre.
- Notre livre, Erne. Notre livre.
Nous entendîmes soudain des pas derrière nous : c’était Jenny.
- J’ai vu ta voiture à l’entrée du chemin, Marcus, me dit-elle.
À ces mots, Erne et moi sourîmes. Je me levai et Jenny m’enlaça comme une mère. Puis el e regarda la maison et elle se mit à pleurer.
En repartant pour Concord ce jour-là, je passai voir Harry au Sea Side Motel. Il traînait devant la porte de sa chambre, torse nu. Il répétait des mouvements de boxe. Il n’était plus le même. Lorsqu’il me vit, il me dit :
- Allons boxer, Marcus.
- Je viens pour parler.