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- Donc sa mère la croit avec toi, la tienne avec Nancy, et donc si el es se téléphonent, el es confirmeront.

- Absolument. C’est un plan infaillible. Je dois être rentrée pour vingt heures, aurons-nous le temps de danser ? J’ai tel ement envie que nous dansions ensemble.

Il était quinze heures lorsque Jenny arriva à Goose Cove. En garant sa voiture devant la maison, el e constata que la Chevrolet noire n’était pas là. Harry était probablement sorti. Elle sonna à la porte malgré tout : comme el e s’y attendait, il n’y eut pas de réponse. Elle fit le tour pour aller vérifier s’il n’était pas sur la terrasse, mais il n’y avait personne non plus. Elle décida finalement d’entrer. Sans doute Harry était-il parti s’aérer l’esprit. Il travaillait beaucoup ces derniers temps, il avait besoin de faire des pauses. Il serait certainement très heureux de trouver un bel en-cas sur la table à son retour : des sandwichs à la viande, des œufs, du fromage, des crudités à tremper dans une sauce aux herbes dont el e avait le secret, une part de tarte et quelques fruits bien juteux.

Jenny n’avait encore jamais vu l’intérieur de la maison de Goose Cove. Elle trouva que tout était magnifique. L’endroit était vaste, décoré avec goût, il y avait des poutres apparentes aux plafonds, de grandes bibliothèques contre les murs, des parquets en bois laqué et de larges baies vitrées qui offraient une vue imprenable sur l’océan. Elle ne put s’empêcher de s’imaginer vivant ici avec Harry : les petits déjeuners d’été sur la terrasse, les hivers bien au chaud, où ils se calfeutreraient près de la cheminée du salon pour qu’il lui lise des passages de son nouveau roman. Pourquoi vouloir New York ? Même ici, ensemble, ils seraient tellement heureux. Ils n’auraient besoin de rien d’autre que d’eux-mêmes. Elle instal a son repas sur la table de la salle à manger, disposa de la vaisselle qu’el e trouva dans un placard, puis, lorsqu’elle eut terminé, el e s’assit dans un fauteuil et attendit. Pour lui faire une surprise.

Elle patienta une heure. Que pouvait-il bien faire ? Comme elle s’ennuyait, el e décida de visiter le reste de la maison. La première pièce dans laquelle elle entra fut le bureau du rez-de-chaussée. L’endroit était plutôt exigu mais bien aménagé, avec une armoire, un secrétaire en ébène, une bibliothèque murale et un large pupitre en bois, jonché de feuillets et de stylos. C’était là que Harry travail ait. Elle s’approcha du pupitre, juste comme ça, pour y jeter un œil. Elle ne voulait pas violer son œuvre, elle ne voulait pas trahir sa confiance, elle voulait simplement voir ce qu’il écrivait sur el e à longueur de journée. Et puis, personne n’en saurait jamais rien. Convaincue de son bon droit, elle prit le premier feuillet sur le dessus de la pile, et elle lut, le cœur battant. Les premières lignes étaient barrées et tracées de feutre noir au point qu’elle ne pouvait rien y lire. Mais ensuite, elle lut distinctement :

Je ne vais au Clark’s que pour la voir. Je ne vais là-bas que pour être près d’el e.

Elle est tout ce dont j’ai toujours rêvé. Je suis habité. Je suis hanté. Je n’ai pas le droit.

Je ne devrais pas. Je ne devrais pas aller là-bas, je ne devrais même pas rester dans cette ville de malheur : je devrais partir, m’enfuir, ne jamais revenir. Je n’ai pas le droit de l’aimer, c’est interdit. Suis-je fou ?

Rayonnante de bonheur, Jenny se mit à embrasser la feuille et la serra contre

el e. Puis elle esquissa un pas de danse et s’écria à haute voix : « Harry, mon amour, vous n’êtes pas fou ! Moi aussi je vous aime et vous avez tous les droits du monde sur moi. Ne fuyez pas, mon chéri ! Je vous aime tant ! » Excitée par sa découverte, elle s’empressa de reposer le feuillet sur le pupitre, craignant d’être surprise, et retourna aussitôt au salon. Elle s’allongea sur le canapé, releva sa jupe pour que l’on voie ses cuisses et dégrafa sa boutonnière pour faire ressortir ses seins. Personne ne lui avait jamais rien écrit d’aussi beau. Dès qu’il reviendrait, el e se donnerait à lui. Elle lui offrirait sa virginité.

Au même instant, David Kellergan entra au Clark’s et s’installa au comptoir où il commanda, comme toujours, un grand verre de lait grenadine tiède.

- Votre fil e n’est pas là aujourd’hui, révérend, lui dit Tamara Quinn en le servant.

Elle a pris congé.

- Je le sais bien, Madame Quinn. Elle est en mer, avec des amis. Elle est partie à l’aube. J’ai bien proposé de la conduire, mais elle a refusé, elle m’a dit de me reposer, de rester au lit. C’est une si gentil e petite.

- Vous avez bien raison, révérend. Elle me donne beaucoup de satisfaction.

David Kellergan sourit, et Tamara considéra un instant ce petit homme jovial, au visage doux et cerclé de lunettes. Il devait avoir cinquante ans, il était mince, plutôt frêle d’apparence, mais il se dégageait de lui une grande force. Il avait une voix calme et posée, il ne prononçait jamais un mot plus haut que l’autre. Elle l’appréciait beaucoup, comme tout le monde en ville d’ailleurs. Elle aimait ses prêches, bien qu’il parlât avec cet accent haché du Sud. Sa fil e lui ressemblait : douce, aimable, serviable, affable.

David et Nola Kellergan étaient de bonnes gens; des bons Américains et de bons chrétiens. Ils étaient très aimés à Aurora.

- Depuis combien de temps déjà vivez-vous à Aurora, révérend ? demanda Tamara Quinn. J’ai l’impression que vous êtes là depuis toujours.

- Ça va faire six ans, Madame Quinn. Six belles années.

Le révérend scruta un instant les autres clients, et en bon habitué, il remarqua que la table 17 était libre.

- Tiens, fit-il, l’écrivain n’est pas là ? C’est plutôt rare, non ?

- Pas aujourd’hui. C’est un homme charmant, vous savez.

- Il m’est très sympathique aussi. Je l’ai rencontré ici. Il est gentiment venu voir le spectacle de fin d’année du lycée. J’aimerais bien le faire devenir membre de la paroisse. On a besoin de personnalités pour faire avancer cette ville.

Tamara pensa alors à sa fille et, esquissant un sourire, elle ne put s’empêcher de partager la grande nouvelle :

- Ne le dites à personne, révérend, mais il se passe quelque chose entre lui et ma Jenny.

David Kellergan sourit et avala une longue gorgée de son lait grenadine.

Dix-huit heures à Rockland. Sur une terrasse, gorgés de soleil, Harry et Nola sirotaient des jus de fruit. Nola voulait que Harry lui parle de sa vie new-yorkaise. Elle voulait tout savoir. « Racontez-moi tout, demanda-t-elle, racontez-moi ce que c’est que d’être une vedette là-bas. » Il savait qu’elle s’imaginait une vie de cocktails et de petits fours, alors que pouvait-il lui dire ? Qu’il n’était rien de tout ce qu’on imaginait à

Aurora ? Que personne ne le connaissait à New York ? Que son premier livre était passé inaperçu et que jusque-là, il était un prof de lycée assez inintéressant ? Qu’il n’avait presque plus d’argent parce que toutes ses économies étaient parties dans la location de Goose Cove ? Qu’il n’arrivait à rien écrire ? Qu’il était une imposture ? Que le superbe Harry Quebert, écrivain de renom, instal é dans une luxueuse maison du bord de mer et qui passait ses journées à écrire dans les cafés n’existerait que le temps d’un été ? Il ne pouvait pas décemment lui dire la vérité : c’était risquer de la perdre. Il décida d’inventer, de jouer le rôle de sa vie jusqu’au bout : celui d’un artiste doué et respecté, las des tapis rouges et de l’agitation new-yorkaise, venu trouver le répit nécessaire à son génie dans une petite ville du New Hampshire.

- Vous avez tellement de chance, Harry, s’émerveil a-t-el e en entendant son récit. Quelle vie excitante vous menez ! Parfois j’aimerais m’envoler et partir loin d’ici, loin d’Aurora. Vous savez, j’étouffe ici. Mes parents sont des gens difficiles. Mon père est un brave homme, mais c’est un homme d’Église : il a des idées bien à lui. Ma mère, el e, est une femme si dure avec moi ! On dirait qu’elle n’a jamais été jeune. Et puis le temple, tous les dimanches matin, ça me barbe ! Je ne sais pas si je crois en Dieu. Est-ce que vous croyez en Dieu, Harry ? Si vous y croyez, alors j’y croirai moi aussi.

- Je ne sais pas, Nola. Je ne sais plus.

- Ma mère dit qu’on est obligé de croire en Dieu, sinon il nous punira très sévèrement. Des fois, je me dis que dans le doute, il vaut mieux filer droit.

- Au fond, rétorqua Harry, le seul à savoir si Dieu existe ou n’existe pas, c’est Dieu lui-même.

Elle éclata de rire. Un rire naïf et innocent. Elle lui prit la main avec tendresse et el e demanda :

- Est-ce qu’on a le droit de ne pas aimer sa mère ?

- Je pense. L’amour n’est pas une obligation.

- Mais c’est dans les dix commandements. Aime tes parents. Le quatre, ou le cinq. Je ne sais plus. Cela dit, le premier commandement est de croire en Dieu. Alors si je ne crois pas en Dieu, je ne suis pas obligée d’aimer ma mère, non ? Ma mère est sévère. Parfois el e m’enferme dans ma chambre, elle dit que je suis dévergondée. Je ne suis pas une dévergondée, j’aimerais juste être libre. J’aimerais avoir le droit de rêver un peu. Mon Dieu, il est déjà dix-huit heures ! J’aimerais que le temps s’arrête. Il faut rentrer, nous n’avons même pas eu le temps de danser.

- Nous danserons, Nola. Nous danserons. Nous avons toute la vie pour danser.

À vingt heures, Jenny se réveil a en sursaut. À force d’attendre sur le canapé, el e s’était assoupie. Le soleil déclinait à présent, c’était le soir. Elle était vautrée sur le divan, un filet de bave au coin de la bouche, l’haleine lourde. Elle remonta sa culotte, rangea ses seins, s’empressa de rembal er son pique-nique et el e s’enfuit de la maison de Goose Cove, honteuse.

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à Aurora. Harry s’arrêta dans une ruelle, près du port, pour que Nola rejoigne son amie Nancy et qu’elles rentrent ensemble. Ils restèrent un moment dans la voiture. La rue était déserte, le jour tombait.

Nola sortit un paquet de son sac.

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