- J’écris un livre.
Elle s’assombrit aussitôt et se mit à beugler :
- Un livre ? Vous êtes écrivain ? Je déteste les écrivains ! C’est une race d’oisifs, de bons à rien et de menteurs. Vous vivez de quoi ? Des subventions de l’État ? C’est ma fille qui tient ce restaurant, et je vous préviens, elle ne vous fera pas crédit ! Alors si vous ne pouvez pas payer, foutez le camp. Foutez-le camp avant que j’appelle les flics.
Le chef de la police est mon beau-fils.
Jenny, derrière son comptoir, eut un air navré.
- Ma’, c’est Marcus Goldman. C’est un écrivain connu.
La mère Quinn s’étouffa avec son café :
- Nom de Dieu, vous êtes ce petit fils de pute qui traînait dans les jupes de Quebert ?
- Oui, Madame.
- Vous avez bien grandi depuis le temps… Z’êtes même devenu pas mal.
Voulez-vous savoir ce que je pense de Quebert ?
- Non, merci, Madame.
- Je vais vous le dire quand même : je pense c’est un fieffé enfant de putain et qu’il mérite de finir sur la chaise électrique !
- Ma’ ! protesta Jenny.
- C’est la vérité !
- Ma’, arrête !
- Ta gueule, ma fil e. C’est moi que je cause. Prenez note, Monsieur l’écrivain à la con. Si vous avez une once d’honnêteté, écrivez la vérité sur Harry Quebert : c’est le dernier des salopards, c’est un pervers, une crevure et un meurtrier. Il a tué la petite Nola, la mère Cooper et, d’une certaine façon, il a aussi tué ma Jenny.
Jenny s’enfuit dans la cuisine. Je crois qu’elle pleurait. Assise sur sa chaise de bar, droite comme un « i », l’œil bril ant de rage et le doigt pointé en l’air, Tamara Quinn me raconta la raison de son courroux et comment Harry Quebert avait déshonoré son nom. L’incident dont el e me fit part s’était produit le dimanche 13 juillet 1975, journée qui aurait dû être mémorable pour la famille Quinn qui organisait ce jour-là, sur la pelouse fraîchement tondue de son jardin et dès midi (comme l’indiquait le carton d’invitation envoyé à la petite dizaine d’invités), une garden-party.
13 juillet 1975
C’était un grand événement et Tamara Quinn avait vu les choses en grand : tente dressée dans le jardin, argenterie et nappe blanche sur la table, déjeuner sous forme de buffet commandé chez un traiteur de Concord et composé d’amuse-bouches de poissons, de viandes froides, de plateaux de fruits de mer et de salade russe. Un serveur avec référence avait été prévu pour assurer le service des boissons fraîches et du vin italien. Tout devait être parfait. Ce déjeuner al ait être un rendez-vous mondain de première importance : Jenny s’apprêtait à présenter officiellement son nouveau petit ami à quelques membres éminents de la bonne société d’Aurora.
Il était dix minutes avant midi. Tamara contemplait avec fierté l’arrangement de son jardin : tout était prêt. Elle attendrait la dernière minute pour sortir les plats, à cause de la chaleur. Ah, comme tout le monde se délecterait des coquil es Saint-Jacques, des palourdes et des queues de homard, tout en écoutant la bril ante conversation de Harry Quebert, avec, à son bras, sa Jenny, magnifique. On frôlait le grandiose, et Tamara frémit de plaisir en imaginant la scène. Elle admira encore ses préparatifs, puis elle révisa une dernière fois le plan de table qu’elle avait noté sur une feuille de papier et qu’elle s’efforçait d’apprendre par cœur. Tout était parfait. Il ne manquait plus que les invités.
Tamara avait convié quatre de ses amies et leurs maris. Elle avait longuement réfléchi au nombre d’invités. C’était un choix difficile : trop peu de convives pourrait laisser penser que c’était une garden-party ratée et trop de personnes présentes pourrait facilement donner à son exquis déjeuner champêtre des allures de kermesse.
Elle avait finalement décidé de piocher parmi celles qui alimenteraient la ville des plus folles rumeurs, celles grâce à qui on dirait bientôt que Tamara Quinn organisait des événements chic très sélectifs depuis que son futur gendre était l’étoile des lettres américaines. Elle avait donc invité Amy Pratt, parce qu’elle était l’organisatrice du bal de l’été, Bel e Carlton, qui se considérait comme la prêtresse du bon goût parce que son mari changeait de voiture chaque année, Cindy Tirsten, qui était à la tête de nombreux clubs féminins et Donna Mitchell, une peste qui parlait trop et passait son temps à se vanter de la réussite de ses enfants. Tamara s’apprêtait à leur en mettre plein la vue.
Dès réception du carton, el es lui avaient d’ail eurs toutes téléphoné pour savoir quelle était l’occasion de cette festivité. Mais el e avait su prolonger le suspense en restant
savamment évasive : « Je dois vous annoncer une grande nouvelle. » Elle avait hâte de voir la tête qu’elles feraient toutes lorsqu’el es verraient sa Jenny et le grand Quebert ensemble, pour la vie. Bientôt la famille Quinn serait l’objet de toutes les discussions et toutes les envies.
Tamara, trop occupée par son déjeuner, était l’une des rares habitantes de la ville à ne pas être en train de s’agiter devant le domicile des Kellergan. En début de matinée, elle avait appris la nouvelle, comme tout le monde, et elle avait eu peur pour sa garden-party : Nola avait essayé de se tuer. Mais grâce à Dieu, la petite avait lamentablement raté son suicide, et el e s’était sentie doublement chanceuse : d’abord parce que si Nola était morte, il aurait fallu annuler la fête; ce n’aurait pas été correct de célébrer un événement en pareil es circonstances. Ensuite, c’était une bénédiction que l’on fût dimanche et non samedi, parce que si Nola avait essayé de se tuer un samedi, il aurait fallu la faire remplacer au Clark’s et cela aurait été très compliqué. Nola était décidément une brave petite d’avoir fait son affaire un dimanche matin et d’avoir échoué de surcroît.
Satisfaite de l’arrangement extérieur, Tamara s’en al a contrôler ce qui se passait à l’intérieur de la maison. Elle trouva Jenny à son poste, dans l’entrée, prête à accueillir les invités. Il fallut cependant houspil er avec vigueur ce pauvre Bobbo qui était en chemise-cravate mais n’avait pas encore mis son pantalon, parce que le dimanche il avait le droit de lire son journal en caleçon dans la véranda, et qu’il aimait quand les courants d’air venaient danser dans son caleçon parce que ça rafraîchissait à l’intérieur, surtout les parties velues, et que c’était très agréable.
- C’est fini ces histoires de se montrer tout nu ! le gronda sa femme. Alors quoi ?
Quand le grand Harry Quebert sera notre gendre, tu te promèneras aussi en caleçon ?
- Tu sais, répondit Bobbo, je crois qu’il n’est pas comme on pense qu’il est. Au fond, c’est un garçon très simple. Il aime les moteurs de voiture, la bière bien fraîche, et je pense qu’il ne s’offusquerait pas de me voir en tenue du dimanche. D’ailleurs je le lui demanderai…
- Tu ne vas rien demander du tout ! Tu ne dois pas prononcer une seule sornette durant ce repas ! D’ailleurs, c’est bien simple : je ne veux pas t’entendre. Ah, mon pauvre Bobbo, si c’était légal, je te coudrais les lèvres ensemble pour que tu ne puisses plus parler : chaque fois que tu ouvres la bouche, c’est pour dire des imbécillités. Le dimanche, désormais, c’est pantalon-chemise. Point final. Plus question de te voir traîner en petite culotte dans la maison. Nous sommes désormais des gens très importants.
Tandis qu’elle parlait, elle remarqua que son mari avait griffonné quelques lignes sur une carte posée devant lui, sur la table basse du salon.
- Qu’est-ce que c’est ? aboya-t-el e.
- C’est quelque chose.
- Montre-moi !
- Non, se rebiffa Bobbo en attrapant la carte.
- Bobbo, je veux voir !
- C’est du courrier personnel.
- Oh, Monsieur écrit du courrier personnel maintenant. Montre-moi, je te dis !
C’est quand même moi qui décide dans cette maison, oui ou crotte ?