- Nan, ça c’est la connerie. C’est comme ça qu’on passe à côté des filles qu’on aime. Faut pas être timide, mon garçon. T’es jeune, beau, t’as toutes les qualités.
- Qu’est-ce que je dois faire alors, M’sieur Quinn ?
Robert lui resservit un whisky.
- J’aurais bien fait descendre Jenny mais elle a eu une après-midi difficile. Si tu veux un conseil, avale ça et rentre chez toi : enlève cet uniforme et mets simplement une chemise. Ensuite, tu téléphones ici et tu proposes à Jenny de sortir dîner dehors.
Tu lui dis que t’as envie d’al er manger un hamburger à Montburry. Il y a un restaurant qu’elle adore là-bas, je vais te donner l’adresse. Tu verras, tu pourras pas tomber mieux. Et pendant la soirée, quand tu vois que l’atmosphère est détendue, tu lui proposes une balade. Vous vous asseyez sur un banc, vous regardez les étoiles. Tu lui montres les constellations…
- Les constellations ? l’interrompit Travis, désespéré. Mais j’en connais aucune !
- Contente-toi de lui montrer la Grande Ourse.
- La Grande Ourse ? Je sais pas reconnaître la Grande Ourse ! Bon sang, je suis foutu !
- Bon, montre-lui n’importe quel point lumineux dans le ciel et donne-lui un nom au hasard. Les femmes trouvent toujours romantique qu’un garçon connaisse l’astronomie. Essaie juste de ne pas confondre une étoile filante avec un avion. Après ça, tu lui demandes si el e veut bien être ta cavalière pour le bal de l’été.
- Vous pensez qu’el e acceptera ?
- J’en suis sûr.
- Merci, M’sieur Quinn ! Merci beaucoup !
Après avoir renvoyé Travis chez lui, Robert s’employa à faire sortir Jenny de sa chambre. Ils mangèrent de la glace à la cuisine.
- Avec qui vais-je al er au bal maintenant, Pa’ ? demanda Jenny, malheureuse.
Je vais être seule et tout le monde se moquera de moi.
- Ne dis pas des horreurs pareilles. Je suis certain qu’il y a des tas de garçons qui rêvent de t’y accompagner.
Jenny avala une énorme cuillerée de glace.
- J’aimerais bien savoir qui ! gémit-elle la bouche pleine. Parce que moi, je n’en connais aucun !
À cet instant, le téléphone sonna. Robert laissa sa fil e répondre et l’entendit dire : « Ah, salut, Travis », « Oui ? », « Oui, avec plaisir », « Dans une demi-heure, c’est
parfait. À tout de suite ». Elle raccrocha et s’empressa de venir raconter à son père que c’était son ami Travis qui venait d’appeler pour lui proposer d’aller dîner à Montburry.
Robert s’efforça de prendre un air surpris :
- Tu vois, lui dit-il, je t’avais bien dit que tu n’irais pas toute seule au bal.
Au même instant, à Goose Cove, Tamara fouinait dans la maison déserte. Elle avait longuement tambouriné contre la porte, sans réponse : si Harry se cachait, el e al ait venir le trouver. Mais il n’y avait personne et el e décida de procéder à une petite inspection. Elle commença par le salon, puis les chambres et enfin le bureau de Harry.
Elle fouilla parmi les feuillets épars sur sa table de travail, jusqu’à trouver celui qu’il venait d’écrire :
Ma Nola, Nola chérie, Nola d’amour. Qu’as-tu fait ? Pourquoi vouloir mourir ?
Est-ce à cause de moi ? Je t’aime, je t’aime plus que tout. Ne me quitte pas. Si tu meurs, je meurs. Tout ce qui importe dans ma vie, Nola, c’est toi. Quatre lettres : N-O-L-A.
Et Tamara, effarée, empocha le feuil et, bien décidée à détruire Harry Quebert.
19. L’affaire Harry Quebert
“ Les écrivains qui passent leur nuit à écrire, sont malades de caféine et fument des cigarettes roulées, sont un mythe, Marcus. Vous devez être discipliné, exactement comme pour les entraînements de boxe. Il y a des horaires à respecter, des exercices à répéter : gardez le rythme, soyez tenace et respectez un ordre impeccable dans vos affaires. Ce sont ces trois Cerbères qui vous protégeront du pire ennemi des écrivains.
- Qui est cet ennemi ?
- Le délai. Savez-vous ce que signifie un délai ?
- Non.
- Ça veut dire que votre cervelle, qui est capricieuse par essence, doit produire en un laps temps délimité par un autre. Exactement comme si vous êtes livreur et que votre patron exige de vous que vous soyez à tel endroit à tel e heure très précise : vous devez vous débrouil er, et peu importe qu’il y ait du trafic ou que vous soyez victime d’une crevaison. Vous ne pouvez pas être en retard, sinon vous êtes foutu. C’est exactement la même chose avec les délais que vous imposera votre éditeur. Votre éditeur, c’est à la fois votre femme et votre patron : sans lui vous n’êtes rien, mais vous ne pouvez pas vous empêcher de le haïr. Surtout, respectez les délais, Marcus. Mais si vous pouvez vous payer ce luxe, jouez avec. C’est tel ement plus amusant.”
C’est Tamara Quinn elle-même qui me raconta avoir volé le feuillet chez Harry.
Elle me fit cette confidence le lendemain de notre discussion au Clark’s. Son récit ayant piqué ma curiosité, je pris la liberté d’aller la trouver chez elle pour qu’elle parle encore.
Elle me reçut dans son salon, très excitée de l’intérêt que je lui portais. Citant sa déclaration faite à la police deux semaines plus tôt, je lui demandai comment elle avait été au courant de la relation entre Harry et Nola. C’est à ce moment qu’el e me parla de sa visite à Goose Cove le dimanche soir après la garden-party.
- Ce mot que j’ai trouvé sur son bureau, c’était à vomir, me dit-elle. Des horreurs sur la petite Nola !
Je compris à la façon dont elle en parlait qu’elle n’avait jamais envisagé l’hypothèse d’une histoire d’amour entre Harry et Nola.
- À aucun moment vous n’avez imaginé qu’ils aient pu s’aimer ? demandai-je.
- S’aimer ? Allons, ne dites pas de sottises. Quebert est un pervers notoire, un point c’est tout. Je ne peux pas imaginer une seule seconde que Nola ait pu répondre à ses avances. Dieu sait ce qu’il lui a fait subir… Pauvre petite.