- Oui.
- Alors si nous nous aimons, nous trouverons une solution. Les gens qui s’aiment trouvent toujours une solution pour s’aimer davantage. Promettez au moins d’y réfléchir.
- Je te le promets.
Ils étaient partis une semaine plus tard, à l’aube du lundi 28 juillet 1975, sans avoir jamais reparlé de ce départ qui était devenu inévitable pour Harry. Il s’en voulait de s’être laissé prendre par ses ambitions et ses rêves de grandeur : comment avait-il pu avoir la naïveté de vouloir écrire un grand roman en l’espace d’un été ?
Ils s’étaient retrouvés à quatre heures du matin, sur le parking de la marina.
Aurora dormait. Il faisait encore nuit. Ils avaient roulé à bonne al ure jusqu’à Boston. Ils y avaient pris le petit déjeuner. Puis ils avaient continué presque d’une traite jusqu’à Falmouth, d’où ils avaient pris le ferry. Ils étaient arrivés sur l’île de Martha’s Vineyard en toute fin de journée. Depuis, ils vivaient comme dans un rêve, dans ce magnifique hôtel du bord de l’océan. Ils se baignaient, ils se promenaient, ils dînaient en tête à tête dans la grande salle à manger de l’hôtel, sans que personne ne les regarde ni pose des questions. À Martha’s Vineyard, ils pouvaient vivre.
Il y avait désormais quatre jours qu’ils étaient là. Étendus sur le sable chaud, dans leur crique, à l’abri du monde, ils ne pensaient plus qu’à eux et au bonheur d’être ensemble. Elle jouait avec l’appareil photo et lui, pensait à son livre.
Elle avait dit à Harry que ses parents la croyaient chez une amie, mais elle avait menti. Elle s’était enfuie de chez elle, sans prévenir personne : une semaine d’absence à justifier, cela aurait été trop compliqué. Alors, elle était partie sans rien dire. À l’aube, el e était sortie par la fenêtre de sa chambre. Et pendant qu’el e et Harry se prélassaient sur la plage, à Aurora, le révérend Kellergan se rongeait les sangs. Le lundi matin, il avait trouvé la chambre vide. Il n’avait pas prévenu la police. D’abord la tentative de suicide, puis une fugue; s’il prévenait la police, tout le monde saurait. Il s’était donné sept jours pour la trouver. Sept jours comme le Seigneur a fait la semaine. Il passait ses journées en voiture, à arpenter la région, à la recherche de sa fille. Il redoutait le pire.
Après sept jours, il s’en remettrait aux autorités.
Harry ne se doutait de rien. Il était aveuglé par l’amour. De même que le matin du départ pour Martha’s Vineyard, lorsque Nola l’avait rejoint à l’aube sur le parking de la marina, il n’avait pas vu la silhouette tapie dans l’obscurité, qui les observait.
Ils rentrèrent à Aurora dans l’après-midi du dimanche 3 août 1975. En passant la frontière entre le Massachusetts et le New Hampshire, Nola se mit à pleurer. Elle dit à Harry qu’el e ne pourrait pas vivre sans lui, qu’il n’avait pas le droit de partir, qu’un amour comme le leur, il n’y en avait qu’un seul par vie, et encore. Et elle suppliait : « Ne me quittez pas, Harry. Ne me laissez pas ici. » Elle lui disait qu’il avait tel ement bien avancé son livre ces derniers jours qu’il ne pouvait pas courir le risque de perdre son inspiration. Elle l’implorait : « Je m’occuperai de vous, et vous n’aurez qu’à vous concentrer sur l’écriture. Vous êtes en train d’écrire un roman magnifique, vous n’avez pas le droit de tout gâcher. » Et elle avait raison : elle était sa muse, son inspiration, cel e grâce à qui il pouvait soudain écrire si bien, si vite. Mais c’était trop tard; il n’avait plus d’argent pour payer la maison. Il devait partir.
Il déposa Nola à quelques blocs de chez elle et ils s’embrassèrent une dernière fois. Ses joues étaient couvertes de larmes, el e s’agrippait à lui pour le retenir.
- Dites-moi que vous serez toujours là demain matin !
- Nola, je…
- Je vous apporterai des brioches chaudes, je ferai le café. Je ferai tout. Je serai votre femme et vous serez un grand écrivain. Dites-moi que vous serez là…
- Je serai là.
Elle s’il umina.
- Vraiment ?
- Je serai là. Je le promets.
- Promettre n’est pas assez, Harry. Jurez, jurez au nom de notre amour que vous ne me laisserez pas.
- Je jure, Nola.
Il avait menti parce que c’était trop difficile. Dès qu’elle disparut au coin de la rue, il se dépêcha de rentrer à Goose Cove. Il devait faire vite : il ne voulait pas risquer qu’elle revienne plus tard et qu’elle le surprenne dans sa fuite. Ce soir déjà, il serait à Boston. Dans la maison, il rassembla ses affaires à la hâte : il entassa ses valises dans le coffre de sa voiture et jeta le reste de ce qui devait encore être emporté sur la banquette arrière. Puis il ferma les volets et coupa le gaz, l’eau et l’électricité. Il fuyait, il fuyait l’amour.
Il voulut laisser un message à son intention. Il griffonna quelques lignes : Nola chérie, j’ai dû partir. Je t’écrirai. Je t’aime pour toujours, écrites dans la précipitation sur un morceau de papier qu’il coinça dans l’encadrement de la porte, avant de le retirer, de crainte que ce soit quelqu’un d’autre qui trouve ces mots. Pas de message, c’était plus sûr. Il ferma la porte à clé, monta dans sa voiture et démarra en trombe. Il s’enfuit à toute allure. Adieu Goose Cove, adieu New Hampshire, adieu Nola.
C’était fini pour toujours.
17. Tentative de fuite
“Vous devez préparer vos textes comme on prépare un match de boxe, Marcus : les jours qui précèdent le combat, il convient de ne s’entraîner qu’à soixante-dix pour cent de son maximum, pour laisser bouillonner et monter en soi cette rage qu’on ne laissera exploser que le soir du match.
- Qu’est-ce que ça veut dire ?
- Que lorsque vous avez une idée, au lieu d’en faire immédiatement l’une de vos il isibles nouvelles que vous publiez ensuite en première page de la revue que vous dirigez, vous devez la garder au fond de vous pour lui permettre de mûrir. Vous devez l’empêcher de sortir, vous devez la laisser grandir en vous jusqu’à ce que vous sentiez que c’est le moment. Ceci sera le numéro… À combien en sommes-nous ?
- À 18.
- Non, nous en sommes à 17.
- Pourquoi me demandez-vous, si vous le savez ?
- Pour voir si vous suivez, Marcus.
- Alors 17, Harry… Faire des idées…
- …des illuminations.”
Le mardi 1er juil et 2008, Harry, que j’écoutais avec passion dans la salle de visite de la prison d’État du New Hampshire, me raconta qu’au soir du 3 août 1975, alors qu’il s’apprêtait à quitter Aurora et qu’il venait de s’engager à toute allure sur la route 1, il croisa une voiture qui fit aussitôt demi-tour derrière lui et le prit en chasse.
Dimanche soir 3 août 1975
Il crut un instant à une voiture de police, mais elle n’avait ni gyrophare, ni sirène.
Une voiture le talonnait et le klaxonnait sans qu’il ne comprenne pourquoi et il eut soudain peur d’être victime d’un brigandage. Il essaya d’accélérer de plus belle, mais son poursuivant parvint à le dépasser et à le forcer à s’arrêter sur le bas-côté en se mettant en travers de sa route. Harry bondit hors de l’habitacle, prêt à en découdre, avant de reconnaître le chauffeur de Stern, Luther Caleb, lorsqu’il sortit de voiture à son tour.
- Mais vous êtes complètement cinglé ! hurla Harry.
- Veuil ez m’excuver, Monfieur Quebert. Ve ne voulais pas vous faire peur. F’est Monfieur Ftern, il veut vous voir abfolument. Fa fait pluvieurs vours que ve vous cherche.